Traçant fièrement sa route entre pur divertissement et fine réflexion, Le salaire de la peur est de ces films que l'on n'oublie pas ; puissant, envoûtant, oppressant. Adaptant l'ouvrage de Georges Arnaud, Clouzot tire le meilleur d'un pitch aussi simple que diabolique : l'expédition périlleuse de quatre bougres qui doivent cheminer un chargement de nitroglycérine, à travers des routes cabossées, afin de gagner la fraîche nécessaire à leur subsistance. Si l'argument principal suffit à nourrir un bon film d'aventures, il faut tout le talent du cinéaste pour créer un tel environnement mortifère, éminemment anxiogène, jouant aussi bien avec nos attentes qu'avec cette peur calquée sur les circonvolutions de la route. Le suspense devient ainsi notre compagne jusqu'au dénouement final, comblant notre plaisir cinéphile et justifiant la reconnaissance universelle apportée à ce film. Mais Clouzot ne manque pas d'ambition et repousse les limites du film d'aventures en portant un regard sans complaisance aussi bien sur la société moderne que sur la nature humaine. Le riche exploite le plus pauvre, le plus fort domine le plus faible, c'est toute la perversité de l'homme qui est mise à jour, conférant au Salaire de la peur une dimension dramatique incroyablement cynique, voire cruelle.
Le suspense est un art délicat qu'il convient de manipuler avec précaution si on ne veut pas que tout se termine en pétard mouillé. Fort heureusement, dans ce domaine Clouzot excelle et joue avec talent sur la notion du temps : le prologue s'étire, insolemment, faisant germer des conflits qui écloront bien plus tard. Le départ des camions, tant attendu, se fait là aussi à contre rythme, la caméra prenant son temps pour insister sur les aléas du parcours, transformant le moindre événement mineur en épreuve à traverser. Le moindre choc peut entraîner l'explosion fatale et la réalisation ne fait qu'exacerber ce sentiment de peur omniprésente. La maîtrise de Clouzot est remarquable, peut-être même un peu trop car le périple des deux camions est parfois trop schématique, certaines péripéties semblant un peu forcées donnant un côté artificiel à l'aventure, comme les épisodes du "proton" et du "retour au village" qui donnent l'impression de n'être là que pour combler l'intrigue. Paradoxalement, c'est lorsqu'il s'écarte de la course, du tonitruant duel mécanique, que Clouzot tutoie des sommets d'intensité dramatique : que ce soit pour venir à bout d'un rocher qui obstrue le passage ou pour traverser une nappe de pétrole qui enlise le convoi, à chaque fois c'est le drame humain qui nous fait vibrer ou frémir.
On le comprend bien, la course infernale n'est qu'un prétexte pour étudier la nature humaine de plus près et, à cette tâche, Clouzot s'y emploie avec un cynisme effarent. La vision que l'on a de la société capitaliste est tellement acerbe, avec cette entreprise pétrolière qui joue avec la vie des miséreux pour une poignée de dollars, que le film fit grincer des dents outre-Atlantique. Mais le papa du Corbeau ne s'arrête pas là et scrute à la loupe ces « morts qui marchent » luttant pour un semblant d'espoir : éreintés par la chaleur, l'angoisse et la crasse, les masques tombent et les personnalités se révèlent : Jo, le gros dur, sue la peur à grosse goûte tandis que le brave Mario, gargarisé par un surplus de testostérone, affiche sa virilité, son machisme et son insolence. Montand impressionne et trouve là peut-être son meilleur rôle, Vanel, quant à lui, nous émeut par sa surprenante fragilité. Entre ces deux-là se joue une étrange relation de domination, teinté de dégoût et de sadomasochisme, dont l'issue prévisible ne fait que mettre en relief leur petitesse. Dominer l'autre, réussir à surmonter les périples du chemin, ne constitue qu'une futile fuite en avant : il n'y a pas de rédemption possible dans ce monde cruellement noir, même la liberté n'est qu'une notion illusoire.