Dans la pléthorique filmographie de Bergman, plusieurs tendances se dessinent. Certains de ses films sont de purs cauchemars, qui rompent avec les amarres du réalisme pour nous immerger dans une obscurité particulièrement éprouvante. C’est le cas de ce Silence, qui inaugure un cycle où domine Persona, bien sûr, mais aussi L’Heure du Loup et La honte.


Le Silence est l’un des rares films de Bergman à ne pas se situer en Suède : le lieu est indéterminé, la langue incompréhensible, et les personnages cantonnés à un hôtel dans un pays en guerre. L’épure domine, et les symboles exacerbés pour signifier le pessimisme de son auteur. Si l’on retrouve ainsi le thème obsessionnel de la dualité des femmes, la place de l’enfant, un rôle assez rare dans l’œuvre du cinéaste, y est prépondérante.


L’ironie est mordante : Esther est traductrice, et ne comprend rien à la langue locale. Elle incarne une forme de sagesse, et son corps se meurt. Sa sœur, la figure de la mère, cohabite avec la femme sensuelle et nymphomane, le tout sous le regard d’un enfant livré à lui-même, et qui absorbe en même temps que le spectateur les images d’un monde onirique et inquiétant.


L’esthétique joue ainsi constamment de cette trop grande acuité, propice à la déformation, et annonce le regard clivé des lieux qu’on retrouvera dans le cinéma de Kubrick (de nombreux parallèles sont à faire entre les corridors de l’hôtel et ceux qui hantent Shining) ou, plus tard, de David Lynch (notamment pour l’attrait plastique lié aux nains). Les lumières artificielles, la pose théâtrale de personnages se regardant en chien de faïence, des portes qui s’ouvrent sur la maladie, le monde du spectacle ou le sexe sans entrave : c’est bien dans une architecture du fantasme et de l’inconscient que nous perd le cinéaste.


Mais la guerre est surtout une projection, à travers les vitres du train ou les fenêtres de l’hôtel, en ombres chinoise d’un conflit autrement plus retors, celui des deux sœurs. Le fameux plan « à la Bergman », beaucoup réutilisé par la suite, qui voit une protagoniste de profil et l’autre de face cohabiter dans le cadre affirme toute l’ambivalence de la relation de ce couple : proches, mais sans se voir, liées, mais enfermées chacune derrière un masque plastiquement superbe, mais minéral.


Le silence contamine ainsi toute possibilité de rédemption : la barrière de la langue, la rivalité, les rancœurs anciennes et les erreurs nouvelles faites avec l’enfant. À un amant de passage, Anna (Gunnel Lindblom, d’une sensualité morbide impressionnante) résume la situation : « Je suis bien avec toi. C’est bien qu’on ne se comprenne pas. Je voudrais qu’Esther soit morte ». Se lancer à corps perdu dans la chair, exprimer sans réserver ses pulsions de haine : le fantasme, chez Bergman, est souvent l’occasion d’ouvrir une bien sombre boite de Pandore.


…Et ce n’est qu’un début : celle-ci deviendra de plus en plus béante dans les films à venir.


(7.5/10)

Sergent_Pepper
8
Écrit par

Cet utilisateur l'a également mis dans ses coups de cœur et l'a ajouté à ses listes Plastique et formaliste, Enfance, Guerre, Portrait de femme et Les meilleurs films de huis clos

Créée

le 18 nov. 2017

Critique lue 1.8K fois

31 j'aime

10 commentaires

Sergent_Pepper

Écrit par

Critique lue 1.8K fois

31
10

D'autres avis sur Le Silence

Le Silence
SummerWin
10

Tystnaden

Troisième opus de son triptyque nihiliste, Tystnaden est une œuvre culte de l'illustre réalisateur Suédois. "Film de chambre" car intimiste, explorant de façon particulièrement poussée et sagace la...

le 30 mai 2011

27 j'aime

Le Silence
B-Lyndon
8

Le Silence et l'enfant

Dans les couloirs de l'hôtel où Anna et Esther sont échouées, il y a un fantôme qui rode. Il n'a pas de nom, ni de visage. Il parle une langue étrange, ne fait que roder, raser les murs, rentrer dans...

le 15 févr. 2014

15 j'aime

Le Silence
batman1985
10

Bergman, machine à chef-d'oeuvre

Découvrir la large filmographie d'Ingmar Bergman s'est avérée jusqu'à présent pour moi un plaisir presque à chaque fois assez prononcé. Avec Le Silence, autre oeuvre extrêmement réputée du génie...

le 13 août 2014

13 j'aime

4

Du même critique

Lucy
Sergent_Pepper
1

Les arcanes du blockbuster, chapitre 12.

Cantine d’EuropaCorp, dans la file le long du buffet à volonté. Et donc, il prend sa bagnole, se venge et les descend tous. - D’accord, Luc. Je lance la production. On a de toute façon l’accord...

le 6 déc. 2014

766 j'aime

104

Once Upon a Time... in Hollywood
Sergent_Pepper
9

To leave and try in L.A.

Il y a là un savoureux paradoxe : le film le plus attendu de l’année, pierre angulaire de la production 2019 et climax du dernier Festival de Cannes, est un chant nostalgique d’une singulière...

le 14 août 2019

701 j'aime

54

Her
Sergent_Pepper
8

Vestiges de l’amour

La lumière qui baigne la majorité des plans de Her est rassurante. Les intérieurs sont clairs, les dégagements spacieux. Les écrans vastes et discrets, intégrés dans un mobilier pastel. Plus de...

le 30 mars 2014

615 j'aime

53