Il est toujours intéressant de replonger dans les premières œuvres d'artistes majeurs pour y déceler les germes de ses thématiques. C'est tout particulièrement le cas avec LE SIXIEME SENS de Michael Mann dont il s'agit du troisième long-métrage.
LE SIXIEME SENS, ou MANHUNTER en version originale, semble être la synthèse des deux premiers films de Mann. En premier lieu, il y a LE SOLITAIRE, très grand polar urbain où le personnage principal est en quête d'un nouvel horizon bien qu'enfermé dans sa méticulosité de perceur de coffre ; puis vient LA FORTERESSE CACHEE dans lequel Mann souhaitait faire une étude profonde et philosophique sur le mal, mais dont les déboires de production auront raison de sa qualité finale. C'est avec ce passif qu'il se retrouve attelé à l'adaptation du roman DRAGON ROUGE de Thomas Harris, soit la traque d'un tueur en série, fasciné par une œuvre de William Blake ne sévissant que les soirs de pleine lune, par Will Graham, brillant profileur contraint de sortir de sa retraite anticipée. Dans cette histoire somme toute classique dans l'univers des romans policier, Mann va y injecter ses ambitions narratives et visuelles pour en faire une œuvre exigeante au confluent des genres et des styles.
Par le parcours de ses protagonistes, Mann approfondit ses interrogations que la confrontation entre Graham et le tueur encapsule à merveille. Les deux sont dans une certaine quête de la perfection - professionnelle pour l'un, meurtrière pour l'autre - dont les conséquences sont un isolement social et psychique. Mann parvient constamment à nuancer ces deux personnages au travers de séquences d'interactions et/ou de solitude remarquables où les personnalités se révèlent. En témoigne celle où Graham sollicite l'aide d'un criminel arrêté dans le passé qui révèle en creux que Graham est une personne incomprise si ce n'est par ceux qu'il traque. Toute l'ambivalence de la figure "manienne" se trouve condensé dans cet échange, mais aussi tout au long du métrage par l'intermédiaire notamment de la quotidienneté du tueur. Cette frontière entre le bien et le mal au cœur de chacun d'entre nous, voilà ce que décortique Mann dans LE SIXIEME SENS. Mais alors, d’où le Mal émerge-t-il et quel est le point de bascule ? Si le tueur semble avoir chuté il y a bien longtemps, ses mobiles laissent entrevoir une humanité meurtrie par ce mal contaminant. Graham, quant à lui, demeure sur le fil dans un numéro d'équilibriste dangereux.
LE SIXIEME SENS, titre français au sous-entendu fantastique, s'avère d'ailleurs plutôt intelligent pour décrire une troublante réalité : l'humain, de par son empathie, peut s'il le veut comprendre les motivations de quiconque. L'une des plus belles qualités humaine semble alors cacher une triste réalité. La profonde empathie de Graham, celle lui permettant d'être l'excellent policier qu'il est, l'oblige à se mettre dans la peau des hommes qu'il déteste. Par ce moyen, il fait l'expérience du mal. Une expérience, douloureuse mais nécessaire pour atteindre son objectif, dont il doit garder le contrôle. Mais comment ne pas sombrer ? Mann décrit dans LE SIXIEME SENS une cellule familiale soudée malgré les épreuves. L'échange permet ainsi à Graham de ne pas totalement craquer. La discussion presque triviale entre lui et son fils dans le supermarché souligne cette volonté chez Mann d'extérioriser - verbalement ou pas - son moi le plus profond afin de ne pas basculer.
Chez Mann, la forme et le fond fusionnent pour ne faire qu'un. Toute la nuance de ses œuvres s'inscrit dans ce perfectionnisme dont il décrit si bien la beauté, mais aussi les dangers. LE SIXIEME SENS n'y déroge pas et demeure une passionnante réflexion sur l'humain et son rapport au mal.