La marche de Fukamachi est interrompue par une crevasse parfaitement rectiligne, le dessin en amplifie la picturalité en l'isolant de son environnement. Les pas de l'alpiniste dont il suit la trace, Habu, montrent sans équivoque que ce dernier a fait le saut. Un plan rapide sur la profondeur du trou nous figure le danger d'un tel acte, que Fukamachi décide d'entreprendre à son tour. Il jette son sac et on sait qu'il va s'élancer. Le saut est montré avec sobriété : certes, la caméra se situe à l'intérieur de la crevasse pour montrer l'extension dans une contre-plongée totale mais la réception est montrée simplement. Son piolet se plante et il fait un plat ventre dans la neige. Cette scène est ponctuée d'un plan sur le visage de Fukamachi, dont la représentation, comme pour tous les visages du film, se réduit à une poignée de traits qui suffisent à illustrer sa détermination. De mémoire le tout se fait sans musique, ou juste une seule note tenue.


Cette séquence présente dans la bande-annonce s'articule selon un dispositif dont le film n'aurait pas dû s'écarter. Le parti pris du dessin, indépendamment du découpage et du montage, c'est de se concentrer sur les linéaments – des visages, des sommets, de la montagne en général et même de la ville (à tel point qu'il est possible, pour le réalisateur, de les enlever tour à tour dans une scène de ville assez intéressante : il supprime la lumière, les couches de l'arrière plan si clairement délimitées puis la route, pour n'obtenir que le personnage qui marche). Selon moi le film aurait dû partir de ce parti pris – se limiter aux linéaments – et l'étendre au scénario et à la mise en scène, à savoir chercher l'épure scénaristique et viser la simplicité dans les plans et leur imbrication.


Sur le premier point j'ai cru comprendre que Jean-Christophe Imbert et ses scénaristes ont écarté beaucoup d'éléments du manga original. Ce n'est pas assez : on se retrouve avec un flashback inutile sur l'enfance d'Habu et un récit qui ne se concentre pas assez là où il excelle, à savoir la montagne. Mallory et l'appareil photo sont certes les déclencheurs de l'histoire, mais ça n'apporte rien, seulement des informations réductibles à une lecture wikipedia. Ce qui intéresse ce sont les ascensions, le rapport à la montagne d'Habu et de Fukamachi. Dommage aussi d’avoir mis trop d’emphase sur les scènes avec Habu comme protagoniste ; son personnage est bien plus intense dans son mystère, dans les quelques échanges qu’il a avec Fukamachi et dans sa figuration lointaine, toujours devant. Ces éléments (sûrement indispensables dans une perspective d'adaptation) ont conduit à enrichir scénaristiquement un film qui est bon quand il est dans l'épure, dans la figuration de la montagne, des alpinistes et de leurs dilemmes (et c’est pour cela que les 30 dernières minutes sont les meilleures).


Sur la mise en scène, le film est sobre mais pareil, pas assez pour faire honneur au presque impressionnisme des dessins. Les plans devraient durer davantage, il faut qu'on ait le temps de regarder le trait. Quelle idée d'ellipser une partie de la grimpe de Fukamachi dans un même plan en le faisant disparaître et apparaître plus loin ? Ce n'est pas de rythme dont on a besoin, mais de durée !


Surtout, il y a trop de musique : l'atmosphère mystique qui émerge assez naturellement quand on montre des sommets (et a fortiori quand on les montre avec un dessin épuré et peu contrasté) n'a pas besoin d'être doublée d'un pseudo Philip Glass en bande-son. Alors oui ça marche, la nature + un épigone de Glass ça marche, ça marche depuis Koyaanisqatsi. Mais le silence, les bruits de pas dans la neige et le vent suffisent, ils ont une puissance figurative bien plus forte (surtout avec ce dessin, je me répète) ! Autre élément audio : le mixage fait la part belle aux voix des personnages et à celle du narrateur. Elles sont amples, elles absorbent l'attention quand on les entend. On cherche à faire éprouver le rapport à la montagne de deux alpinistes, il est donc intéressant de trouver des moyens matériels pour nouer les images qu'on voit à leur vie intérieure (comme le fait de se concentrer sur les traits les plus importants d'une situation, ceux qui déterminent leurs dilemmes : sauter/ne pas sauter cette crevasse, grimper ce bloc de glace/faire demi-tour est d'ailleurs dans cette perspective). Passer de la primauté des bruits ambiants à la primauté des voix fonctionne bien pour donner à voir le mélange entre espaces monumentaux et expérience intime. Interrompre cette dialectique par de la musique est assez malvenu. Ce n'est pas nul, c’est juste un choix académique amenuisant l’étrangeté qu’aurait pu avoir ce film, sa puissance d'évocation et in fine sa durabilité dans la mémoire.


Le paradoxe du film est donc d'être très beau mais peu marquant. Il se dilue dans la mémoire comme n'importe quel film banal, comme si la beauté des dessins n'avait pas pu être "transitivée", qu'elle n'avait pas pu se mettre au service d’une vraie émotion esthétique. C’est agréable à voir mais c’est tout. La mise en scène et l’articulation dans un scénario d’1h30 (c'est-à-dire tout ce qui est intrinsèquement cinématographique), via des choix lénifiants (musiques, excès de faits de scénario, explications des comportements, interruption des plans) ont conduit à minorer la puissance des dessins. Jean-Christophe Imbert a réussi à dissiper la radicalité que son film aurait pu avoir.

Bretzville
6
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le 6 déc. 2021

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