Projet incombant originellement à Larissa Chepitko (réalisatrice principalement connue pour L'Ascension), Les Adieux à Matiora est un projet marqué par un drame, celui du décès de la réalisatrice et d'une bonne partie de son équipe lors d'un accident de la route. Elem Klimov, désormais veuf reprend alors les rênes du projet de celle qui était sa femme. Elem Klimov n'est pas n'importe qui puisqu'il a déjà réalisé les excellents Rapoutine et Soyez les bienvenus

et qu'il réalisera, peu de temps après, Requiem pour un Massacre : grand film sur les horreurs de la guerre filmé dans un style subjuguant et qui trône tout en haut de mon panthéon filmique personnel. Malgré ce contexte tragique, Klimov va faire des Adieux à Matiora un film d'anthologie.

Oui, les Adieux à Matiora est un grand film, tant par son histoire que par son esthétique et son message, il parvient à exprimer tout le pouvoir du cinéma, parvenant à nous parler avec une histoire simple d'un nombre de thématiques tout bonnement fascinant. Dans cette fable sur la modernité, dont les silhouettes ouvrant le film tels des cavaliers de l'apocalypse annoncent déjà le dénouement tragique, le dernier printemps de l'ile de Matiora nous est conté, juste avant qu'elle soit inondée dans le but de construire un barrage. C'est au travers de la détresse de ses habitants que le récit nous parviendra, car Klimov est un cinéaste de la vie, en témoignent ses personnages complexes, réagissant aux évènements terribles auxquels ils sont confrontés de manière non stéréotypée - à des années lumières des personnages fonctionnels qu'on retrouve dans tant d'autres films - et créant un tout nous permettant d'appréhender la vie entière au sein de cette petite société qu'est Matiora. Grâce à l'usage majoritaire de plans larges Klimov nous met à l'échelle du groupe et fait de Matiora un personnage à part entière, ne rapprochant la caméra que lorsqu'il est nécessaire de se concentrer sur les émotions primordiales de certains des protagonistes. Cette démarche crée une sensation étrange tout au long de la première partie du film, nous transportant dans un espace hors du temps et laissant un sentiment d'anachronisme lorsque le disco d'Afric Simone s'invite lors d'une scène de danse au village d'une splendeur éternelle. C'est en faisant de ces moments du quotidien des images d'une grande beauté que Klimov donne vie à Matiora, ne négligeant pas au passage les pires aspects de la vie quotidienne rurale (comérages, chansons paillardes...) mais les magnifiant par la caméra pour créer un ensemble cohérent, attachant et avant tout esthétiquement sublime.

Une fois les adieux effectués, l'apparition de barres d'immeubles vient clore ce huis-clos insulaire, comme un rappel à la réalité brutal. Matiora n'est plus, l'incompréhension des habitants, leur refus de l'accepter interroge sur le rapport au territoire, l'inéluctabilité du changement et la violence qu'il peut apporter. Les réactions face à celui-ci sont aussi variées qu'il n'y a de personnages, s'attardant sur la plupart d'entre eux, Klimov nous fait ressentir leur désarroi, leurs peurs, leurs doutes et leurs regrets lorsqu'ils se rendent compte de la non permanence de leur situation, de la fatalité de leur sort et du renoncement impossible qu'elle implique.

L'attitude irrespectueuse des fonctionnaires chargés de "vider" Matiora, convoque le grand sujet de la relation qu'ont les êtres humains avec la nature, la réflexion s'étoffant via le personnage d'Andrei, véritable chantre de la science pour la science, sans considération de son caractère déraisonné. Face à eux fait face le personnage silencieux de l'arbre de vie, géant végétal résistant à leurs assauts qui vient clôturer le film comme pour rappeler l'insignifiance de la vie humaine à l'échelle de celle du monde qui l'entoure.

A ses thématiques variées se rajoute celle de la mort dont l'ombre plane sur l'ensemble du film, du discours des vielles dames à l'apparition d'un squelette éducatif, y est associé le feu, élément destructeur par excellence, Matiora est le récit d'un deuil, celui de leur lieu de vie pour ses habitants mais aussi celui de Chepitko pour Klimov qui semble avec chaque maison brulée vouloir exprimer l'horreur de la disparition d'un être aimé.

Il est avec chaque production soviétique nécessaire de distinguer la dimension propagandiste qui se cache au fond de l'oeuvre. La plupart des chefs d'oeuvres soviétiques racontent un mythe au service du régime (L'Ascension, Quand passent les Cigognes, Soy Cuba...), mais Les Adieux à Matiora me semble étrangement anti-système : le malheur des habitants étant causé par les autorités communistes et surtout l'image du "rêve soviétique" s'y voit complètement détruite. Une fois Matiora inondée, il ne reste rien du paysan russe travailleur et attaché à sa terre qui fut l'un des emblèmes du soviétisme, seulement la mort, ou pire l'exil au sein d'habitations sans âmes, symboliques de l'échec du régime. En échappant à se carcan propagandiste et ses dérives manichéennes, Klimov (qui a bien connu la censure quelques années auparavant) magnifie d'autant plus son film en lui donnant une dimension pamphlétaire bienvenue.

Malgré le caractère spécifique (à un territoire mais aussi à un régime bien défini) de ce film, une force universelle s'en dégage. Chronique de la fin forcée d'un mode de vie rural au profit d'un monde fait de barres d'immeubles et de mobylettes, Les Adieux a Matiora est une histoire simple et universelle racontée de manière grandiose et virtuose mais aussi un film pluriel doté de plusieurs niveaux de lecture. Récit tragique d'un peuple qu'on inonde avec sa terre, métaphore de l'intrusion de l'économie de marché en URSS, chronique de l'éternelle lutte de l'humain contre la nature, oeuvre expiatoire d'un cinéaste en deuil, Les Adieux à Matiora est une grande réussite qui invite à de nombreuses réflexions au fil des scènes marquantes qui le composent et dont les messages restent plus que jamais d'actualité.

arthurdegz
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le 31 mars 2023

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