Prodigieux. C’est le premier mot qui m’est venu à l’esprit après avoir vu ce film. Un film qui a tout le long pour horizon la submersion, mais qui pourtant est traversé de la symbolique de l’ascension. Matiora, village situé sur l’île éponyme au milieu d’un lac, sera bientôt englouti du fait de la construction d’un barrage hydroélectrique en aval. Mort d’un monde, avènement d’un autre. Thème plutôt galvaudé s’il en est. Mais Elem Klimov, qui réalisera deux ans plus tard Requiem pour un massacre, a quelques atouts dans sa besace.


Comme tout réalisateur soviétique, c’est quelqu’un qui sait filmer les gens. Que de gros plans sur ces faces creusées par la vieillesse, ces yeux perçants qui ressortent des visages terreux, fatigués, usés. L’émotion passe par là, et nulle part ailleurs, mais elle passe bien jusqu’à nous, spectateurs terrifiés devant le déracinement qui se prépare. Car la population de Matiora est sommée, en un court laps de temps, de quitter sa terre ancestrale. Terre des parents, des grands-parents, des arrière-grands-parents, dont les tombes sont exhumées fort brusquement par les ouvriers responsables de l’évacuation. Ouvriers débiles, moqueurs, dépourvus de compassion pour la tragédie qu’ils orchestrent. Qui dérange la mort dérange la vie ! Klimov le sait, Klimov le montre, puisqu’il filme la vie comme personne d’autre, dans son rapport exigu à la mort, mais d’elle toujours triomphatrice.


Quelle modernité dans la façon d’évoquer la nature ! Klimov traite celle-ci avec mysticisme : la nature est une entité singulière, puissante, perpétuelle, en lutte contre le monde moderne mais qui résiste inlassablement aux affronts que ce dernier lui fait. Les anciens connaissent ce lien particulier qui unit l’homme à la nature, ce rapport vertueux de préservation et de protection. La nature est symbolisée par ce gigantesque arbre qui résonne d’une musique sépulcrale lorsqu’on lui assène un coup de hache, qui tient bon aux assauts répétés d’un bulldozer, qui survit et renaît à l’incendie qu’on lui inflige pour tenter de l’abattre. Matiora survivra à l’homme à travers la nature qui l’entoure, qui la définit.


Le cinéaste fait montre d’un talent exceptionnel pour ce qui est de la musique (composée par le perturbé Alfred Schnittke). Atmosphère pesante, effrayante d’un lieu habité par des forces supérieures. Elle contraste avec la musique populaire, presqu’occidentale qui surgit de la radio ou de la télévision. À la danse collective des villageois succède un show télévisé, hermétique et dénué d’âme. C’est l’âme des choses qui résonne à chaque plan, délicieuses tranches de vie entre insouciance heureuse et nostalgie douloureuse.


Et puis visuellement, quelle claque ! Je l’avais déjà dit dans une autre critique, mais les Russes savent filmer le feu comme personne d’autre au cinéma. Il a une texture particulière, hautement symbolique, en lien direct avec son étymologie : il purifie avant de détruire, il sublime et transcende spirituellement ce qu’il touche et carbonise. La maison que l’on brûle est comme un corps que l’on brûle ; sa crémation est signifiante puisque verticale et ascensionnelle. Elle s’oppose à la mise en terre, horizontale et ensevelie. De là, le nettoyage de sa maison par la mère de Pavel prend tout son sens : la maison est le corps matériel de la famille, de la lignée ancestrale, que l’on embaume une dernière fois avant de le livrer aux flammes et ainsi acter sa montée au ciel.


Reste encore à dépasser la mort comme horizon négatif de la vie : ce sera le sens des ultimes péripéties du film. Combat contre sa conscience pour demeurer en l’endroit où se trouve le sens de son existence ; refuser de s’en départir pour aller vivre dans une ville moderne, aseptisée et marquée par l’uniformité de la vie, des pratiques à l’habitat en passant par la pensée soviétisée. Une transition que dénotent des dizaines de petits détails symboliques, subtilement délivrés par le cinéaste à mesure que la population quitte l'île pour s'installer sur la terre ferme.


Lieu reculé, Matiora est rayé de la carte avant qu’il ne disparaisse sous les eaux. Il fut un endroit où se perpétua un peu plus longtemps qu’ailleurs des croyances, une religion (pourtant interdite en URSS), des traditions. Monde d’hier bientôt englouti, monde sublime dont on ne peut plus crier que le nom, stupidement, inutilement, inlassablement, au milieu d’une mer de brume : « Matiora ! Matiora ! Matiora ! » Vivants ou morts ne sont plus : la fusion de ces deux concepts s’est faite dans le creuset du souvenir, et bientôt de l’oubli. Chef-d’œuvre !

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le 22 mai 2021

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