J'ai mis très longtemps à comprendre que Les Ailes du désir n'était rien d'autre qu'une déclaration d'amour au cinéma - et aux réalisateurs. J'ai aussi mis longtemps à accrocher au film, qui débute fastidieusement avec une sorte de suite de poèmes en prose, le plus souvent en voix off. On comprend vite que l'on suit des anges, tout particulièrement deux (avec le touchant Bruno Ganz, juste parfait), qui errent dans les rues et les immeubles de Berlin. Invisibles de tous, sauf des enfants, et capables d'entendre les moindres pensées des humains, ils cherchent, retranscrivent et se partagent les gestes, les idées et les histoires les plus mémorables qu'ils rencontrent, ne pouvant pas les vivre eux-mêmes.
Heureusement, l'intrigue se structure rapidement autour de trois personnages : la trapéziste (et son merveilleux allemand avec l'accent français), l'acteur (Peter Falk aka Columbo dans son propre rôle) et le vieil écrivain (énigmatique jusqu'à la fin). Attention, je spoile sauvagement à partir de maintenant. L'ange principal tombe amoureux de l'artiste de cirque, émouvante dans sa mélancolie, et se prend d'affection pour l'acteur américain, qui alterne entre légèreté (l'essayage de dizaines de chapeaux, le café chaud en hiver) et réflexions touchantes (est-il encore un bon acteur ?). Il finit par devenir proprement humain, et part à la recherche de la trapéziste, en étant aidé par Columbo lui-même qui se révèle être un ancien ange (puisque je vous le dis, qu'il joue son propre rôle). Le sourire presque niais de Bruno Ganz dans son accoutrement ridicule même pour les années 80, ravi enfin de pouvoir tout ressentir lui-même, vous restera en mémoire.
Résumé comme ça, on a un beau film, mais pas un grand film. Pas un film au niveau de Paris, Texas. Certes, les acteurs sont tous excellents, la mise en scène parfaite (je me demande comment certains plans ont été tournés sans drone), l'esthétique impeccable (noir et blanc éclatants lorsque l'ange est ange, en couleurs ensuite). La caméra suit amoureusement les rues de Berlin Ouest, jusque le Mur et le No Man's Land, là où l'impossible devient possible (la chute impossible n'interviendra que deux ans plus tard). Diverses scénettes ravivent constamment l'intensité dramatique : l'accidenté en moto qui, au seuil de sa mort, déclamera les plus beaux moments de sa vie par petites touches, l'homme en métro qui se lamente sur sa vie et ses échecs avant de prendre soudainement confiance par une petite tape dans le dos d'un ange, ou encore le suicidé qui ne pourra pas être sauvé par un ange, qui crie alors un gigantesque cri de douleur que personne ne peut entendre.
Ce qui fait la grandeur du film, ce sont les deux derniers plans. Déjà, le vieil écrivain, perdu dans son âge avancé, dans son désespoir lancinant et dans Berlin, reprend du poil de la bête, et affirme haut et fort que le monde a encore besoin de lui, peut-être plus que jamais. Puis le panneau final, où Wim Wenders rend hommage aux véritables anges : François, Yasujiro, et Andrei. Wim Wenders, bien aidé par Claire Denis (Beau Travail), a en fait créé une véritable déclaration d'amour : de Truffaut, il a pris l'intensité du romantisme brut, d'Ozu, le faux calme de relations humaines toujours belles et tristes, de Tarkovski, les pérégrinations de deux stalkers dans une urbanité dépassée. Car oui, les grands réalisateurs sont bien des anges : ils ne cherchent que la beauté de l'humanité, dans ses pensées, ses idées et ses histoires, pour les retranscrire et les partager. Mais las, génies de l'humanité, sont-ils condamnés à ne jamais vivre et ressentir ce qu'ils voient dans la caméra ?
Et nous autres spectateurs, sommes-nous encore capables de vivre autrement que par l'intermédiaire du cinéma ? Sommes-nous nous aussi des anges qui ont besoin d'une force magique pour enfin nous ancrer dans le monde ? Autant de questions qui ne peuvent être abordées qu'avec une mélancolie angélique, qu'avec les ailes du désir.