Fev 2011:

Un vieux Chabrol, très vieux, qui comme souvent avec ce cinéaste provoque en moi une espèce d'avancée à tâtons qui n'est pas désagréable. Si sur une très large partie de sa carrière, pour la plupart de ses 20 ou 30 dernières années, il a plutôt investi le champs du polar social, lequel lui a permis de s'attaquer à son ennemi adoré, la bien dégueulasse et veule bourgeoisie de province, ses premiers films avancent beaucoup moins clairement. Sa jeunesse le fait-elle balbutier? Le bonhomme se chercherait-il? Je ne sais pas. Quoiqu'il en soit, ces "bonnes femmes" adoptent un style louvoyant entre la comédie de mœurs, la chronique douce-amère générationnelle, la bluette romantique et finalement le film noir.

C'est à se demander si Chabrol n'est pas obsédé par la population qu'il connait alors le mieux à cette époque : la jeunesse, celle qu'il dépeint également dans "Les cousins" ou "Le beau Serge" et qu'il s'amuse à déglinguer, avec une jubilation ricanante et diabolique. On découvre déjà cette propension à observer en entomologiste patient et ordonné les gesticulations de ses personnages enfermés dans des clichés qu'ils alimentent eux mêmes. Avec une certaine perversité, Chabrol laisse ses héros s'engluer dans un destin qui semble irrémédiablement tracé, par des conventions sociales ou leur propre bêtise, une somme d'obstacles divers qu'ils paraissent pressés de ne pas surmonter, de laisser s'amonceler pour précipiter leur chute. Ici des 4 "bonnes femmes" les plus intéressantes, pas une n'échappe à l'échec et ce putain de manque de perspectives que les années pré-68 faisaient peser sur tout un chacun mais plus encore peut-être pour les femmes.

Bernardette Lafont la première, quels sont ses rêves? Papillon noctambule, elle passe son temps la malheureuse à se brûler les ailes. Volontiers rieuse, dans l'éclat, dans l'affirmation d'une fausse puissance, ses amours furtifs avec un militaire en permission la laissent trop seule. Ses nuits agitées la mettent à la merci d'un couple d'hommes qui n'ont d'autre considération que celle de faire d'elle un objet de plaisir. Les loups ont violé l'agneau.

Même si Lucile Saint-Simon apparait comme un personnage relativement moins important, sa dérive amoureuse avec un garçon très con, dont la prestance factice se résume à une culture encyclopédique, récitative et creuse, permet à Chabrol de croquer un de ses portraits sauvages et agressifs dont il a le secret, celui d'une famille coincée dans ses habitudes et ses restrictions mentales, venue d'une province pas forcément éloignée des supposées libertés parisiennes d'ailleurs, mais considérablement infoutue de tolérance et d'ouverture d'esprit. Cette séquence où les parents viennent à la rencontre de la jeune fiancée de leur fils est à la fois effroyable et comique. En tout point réussie.

De tous les personnages, celui qu'incarne Stéphane Audran est celui qui m'a le plus ému. Il essaie tant bien que mal de sortir un peu la tête de l'eau saumâtre où sa condition le maintient. Cette vie de vendeuse dans un magasin désert, où l'ennui gangrène petit à petit les esprits, est une sorte de prison pour elle. Sa détresse, quand elle découvre ses collègues de boulot dans la salle où chaque soir elle se produit sur scène afin de s'aérer, de respirer un grand bol d'air frais, cette horreur est sincère, d'une brutalité émouvante. Elle aussi perd de sa part de liberté. Elle était parvenue à s'aménager un petit espace, il n'existe plus. Elle est à nouveau sous l'emprise d'une triste routine, celle du travail, des collègues, des heures interminables et qui vient empiéter sur le territoire privé.

Mais bien bien entendu, celle qui éprouve le plus salement la dureté de l'existence, c'est Clotilde Joano, angélique, la plus juvénile, encore toute tendre et vierge, le petite chaperon rouge avance avec la naïveté et les doux fantasmes qu'une enfance hors les murs, hors la vie ont façonnés. A force de contes de fées, de lectures à l'eau de rose, cette Emma Bovary va à la vie, gentille et ingénue, prêtre à être dévorée par le renard le plus rusé. Son patron au regard pervers et au phrasé si puant d'onctuosité perverse (Pierre Bertin) est à deux doigts d'en faire son casse-croûte libidineux mais c'est le grand, le gras, le musclé, le poilu Mario David qui remportera le morceau. Il y avait pourtant de quoi se méfier, ses yeux de fou, cette étrange manie de la suivre partout, son numéro de clown au restaurant, ses mots, ses drôles d'avertissements qu'il lui donne avant de la mettre à mort. Car Chabrol ose même lui tendre des perches, de la sauver, mais non, cette gourde, cette pauvrette aveugle s'échine à se faire manger. L'amour désinhibe et rend imbécile.

Cette fable sociale est d'une rare cruauté donc, puisqu'elle ne sauve personne. L'échec est unanime, si je puis dire. C'est sans doute ce qui en rend la lecture un peu difficile à avaler. Quand les clichés fustigent d'autres clichés, le réalisme a tendance à mettre les bouts. Presque grossier, le propos n'en est pas moins comique. C'est ce que je disais plus haut : cette cruauté affichée engendre un rire un brin nerveux, un peu gêné, ne sachant trop sur quel pied danser.
Alligator
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le 16 avr. 2013

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