Il y a dans Les Chaussons rouges une manière de raconter qui ne cherche pas à convaincre par la force du récit, mais à happer le spectateur dans un vertige où le drame, l’art et la vie s’enlacent jusqu’à se confondre. Rien n’y est platement énoncé : tout y vibre d’une tension qui procède autant de l’élan chorégraphique que de la caméra elle-même, comme si Michael Powell et Emeric Pressburger avaient conçu leur film non pas sur la page mais dans un espace imaginaire où le mouvement, la couleur et la musique s’inventent ensemble. On ne regarde pas Les Chaussons rouges ; on y pénètre comme dans une salle obscure déjà hantée par la danse.


L’histoire semble simple, presque un conte cruel : une jeune ballerine, Victoria Page, saisit une chance inespérée de rejoindre la prestigieuse troupe de Boris Lermontov, maître impérieux pour qui l’art ne souffre aucune distraction. Un jeune compositeur, Julian Craster, entre lui aussi dans cette orbite magnétique. Entre ces trois pôles, l’amour et la création deviennent deux forces incompatibles, chacune exigeant la totalité de l’être. Ce n’est pas un hasard si le ballet central, celui des Chaussons rouges, déploie en un seul morceau l’essence du film : la danseuse qui enfile les chaussons maudits ne peut plus s’arrêter de danser, quitte à s’effondrer. La métaphore ne se contente pas de commenter l’intrigue ; elle la transfigure, l’inscrit dans un registre mythologique où la beauté et la mort se touchent.


La mise en scène adopte une logique d’envoûtement. Powell ne filme pas la danse comme un simple spectacle scénique : il l’élargit à des dimensions impossibles, abolissant le plateau de théâtre pour le remplacer par un espace mental. Les décors peints, la profondeur de champ parfois irréelle, les fondus qui glissent d’un visage à une étoffe, tout contribue à brouiller la frontière entre la scène et le rêve. Dans le ballet-titre, la caméra suit les danseurs comme si elle faisait partie de la chorégraphie, épousant les rythmes, s’accordant aux accélérations, s’abandonnant aux pauses. On ne voit plus la technique, on ne pense plus au découpage : on flotte dans un état d’attention pure, hypnotique.


Ce qui frappe, au-delà de l’inventivité visuelle, c’est l’usage presque orchestral de la couleur. Le Technicolor atteint ici une intensité qui échappe au simple pittoresque : il devient matière dramatique. Les rouges ne sont pas seulement éclatants, ils semblent absorber la lumière alentour, comme si chaque apparition des chaussons volait au monde sa clarté pour nourrir leur propre éclat. Les verts et les bleus, eux, creusent la profondeur et installent une mélancolie diffuse, contrepoint à la fièvre rouge. Il n’y a pas d’arbitraire dans cette palette ; elle suit les états d’âme, module les tensions, imprime une résonance affective à chaque plan.


La musique de Brian Easdale, loin de se cantonner à un rôle d’accompagnement, irrigue la dramaturgie. Elle ne souligne pas les émotions ; elle les déclenche, les sculpte, parfois les contrarie. Dans le ballet, elle devient la colonne vertébrale de la mise en scène, dictant au montage ses élans et ses suspensions. Powell et Pressburger semblent avoir trouvé dans cette partition le moyen de faire coïncider le temps musical et le temps cinématographique, abolissant la hiérarchie entre image et son.


Quant aux interprètes, ils incarnent moins des caractères que des forces. Anton Walbrook, en Lermontov, impose un mélange de froideur et de ferveur qui rend son personnage à la fois admirable et inquiétant. Moira Shearer, dont c’était le premier rôle au cinéma, échappe à la simple grâce physique : sa Victoria irradie une détermination presque insensée, et l’on croit sans effort que sa vie puisse se réduire à l’impératif de danser. Marius Goring, en Craster, porte la fragilité d’un homme partagé entre la jalousie amoureuse et l’admiration artistique. Tous trois semblent pris dans un ballet invisible où chaque geste, chaque inflexion de voix modifie l’équilibre précaire qui les unit.


Si l’on veut trouver une réserve, elle tient peut-être à la transparence même de la fable : le destin de Victoria paraît écrit d’avance, et certains spectateurs d’aujourd’hui pourraient y voir un excès de fatalisme. Mais ce serait méconnaître la logique profonde du film, qui ne cherche pas à surprendre par des rebondissements mais à creuser inlassablement la même idée : l’art absolu ne tolère ni compromis ni partage. Cette rigueur narrative, loin d’être une faiblesse, confère au récit sa dimension tragique et sa force de rémanence.


Dans l’histoire du cinéma, Les Chaussons rouges reste une pierre singulière, non seulement parce qu’il a influencé la représentation de la danse à l’écran, mais aussi parce qu’il interroge avec une acuité rare la nature même de la création. Il annonce les recherches ultérieures sur l’espace filmique, sur la possibilité d’un langage purement visuel et musical, sans cesser d’émouvoir par la limpidité de son drame.


À la fin, lorsque Victoria court vers sa chute, le film atteint une intensité qui n’est plus de l’ordre du spectacle, mais de l’expérience sensorielle. Ce n’est pas la mort que l’on voit, c’est la dissolution d’un corps dans le rythme qu’il servait, la victoire paradoxale de l’art sur la vie. On quitte la salle avec l’impression d’avoir assisté à quelque chose qui nous a regardés autant que nous l’avons regardé : une œuvre qui, comme les chaussons du titre, continue de danser longtemps après que la musique s’est tue.

Kelemvor

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