Indéniablement, Les Crimes du Futur fleure bon le film-testamentaire tant celui-ci est placé sous le signe du “retour” : retour aux affaires pour le vétéran Cronenberg que l’on pensait à la retraite, retour d’un titre et d’un script exhumés des entrailles du passé, retour surtout du pape du body horror au genre qui le fit roi. Oubliant ainsi quelque peu l’univers “réaliste“ de ses précédentes réalisations (Maps to the Stars,* Cosmopolis*...), le Torontois réinvestit ce cinéma si particulier qui cherche à interpeller et provoquer l’effroi au travers de la destruction ou de la mise à mal du corps humain. Après avoir sondé notre rapport à la télévision et à internet (Vidéodrome, eXistenZ), il nous offre cette fois-ci un récit métaphorique brassant de nombreuses thématiques, comme le transhumanisme, l’écologie, le narcissisme, la dérive artistique ou encore la perte de sens du monde moderne. Une multiplicité de thèmes qui pourrait s’avérer passionnante si le body horror en question ne manquait pas autant de chair, si l’ensemble n’était pas aussi désincarné à force d’être abscons et verbeux.


Bien qu’ayant le même titre,* Les Crimes du Futur* version 2022 n’est pas un remake de celui sorti en 1970. Il doit plutôt être considéré comme étant son successeur spirituel, reprenant ce que le cinéaste avait qualifié de "* méditation sur l’évolution humaine* ", creusant un peu plus cette ultime question : le corps humain peut-il évoluer pour résoudre les problèmes que nous avons créés ? Ainsi, si le film de 1970 explore la manière dont l’humanité engendre ses propres problèmes, celui de 2022 va se focaliser sur sa capacité à évoluer et s’adapter. Une problématique qui touche tout particulièrement Saul, vieil artiste saltimbanque aux allures de pénitent et de moine masqué (Viggo Mortensen, l’alter ego de Cronenberg), frappé par un mal étrange qui lui fait croître de nouveaux organes, redéfinit son métabolisme au point de menacer son humanité. Au point de se questionner sur ce qui définit justement l’humanité : l’humain, est-ce celui qui suit les mouvements de la nature, de sa nature, laisse s’exprimer son corps car celui-ci “est le réel”, au risque de finir par prendre son pied avec le métal ou d’ingérer du plastique ; ou est-ce celui, au contraire, qui reste sourd aux revendications viscérales au risque de n’être plus qu’un intellect sans chair ni émotions : dans ce futur indéfini, on est incapable de ressentir, de souffrir, d’aimer à l’ancienne, tout juste une larme coule-t-elle lorsque l’on tue le fruit de ses entrailles : est-on devenu, comme le demande Caprice, une entité obsolète ?


Pour répondre à cette question, pour savoir si la vie se loge encore dans le plus profond de l’individu, Cronenberg sort les scalpels et regarde ce qu’il a encore dans le ventre : dans celui de l’humain en général, bien sûr, mais surtout dans le sien, lui l’artiste vieillissant dont chaque œuvre organique est autant source de plaisir que d’épuisement. Cette dualité dans le regard est bien à prendre en compte pour comprendre pourquoi *Les Crimes du Futur *est autant un film affreusement bancal qu’une œuvre testamentaire étrangement émouvante.


Une séquence d’ailleurs, reproduite plusieurs fois durant le métrage, vient parfaitement résumer les qualités et les limites du dernier rejeton du cinéaste. Il s’agit de celle où l’on voit Saul tenter de se nourrir en étant assis dans une chaise mouvante. La scène est puissante dans sa capacité à instaurer une atmosphère dérangeante, tout en imageant les souffrances intimes endurées ; des vertus rapidement mises à mal par un processus de répétition qui va grossir le kitsch du décor et les gesticulations du personnage au point de les rendre ridicules. Cronenberg ressasse constamment dans son film, ses thématiques, ses motifs visuels, affaiblissant ses effets et lassant son spectateur, surtout si celui-ci n’est pas déjà adepte de son cinéma.


Thématiquement, le film semble surcharger à l’extrême, au point de devenir confus et difficile à suivre : on passe d’un récit policier où l’on parle infanticide, mouvement sectaire et dans lequel Saul est un informateur de la police, à un autre bien plus centré sur le corps et les angoisses qu’il suscite (avec la recherche de la “beauté intérieur”, la sexualisation de l’acte chirurgical...) ou encore les relations interpersonnelles (la liaison entre Saul et Caprice, la connexion ambivalente avec les membres du Bureau du Registre National des Organes...). Une confusion qui est d’autant plus grande que certains récits apparaissent inachevés, comme oubliés en cours de route (la simili-intrigue avec les personnages de Berst et Router...). Cet édifice foisonnant, on le comprend vite, sert surtout de prétexte au Canadien pour revisiter et reprendre, même de manière insistante et maladroite, les éléments caractéristiques de son cinéma : on retrouve ainsi le lien entre la matière et l’acte charnel déjà rencontré dans* Faux-semblants* (1988) et Crash (1996), l’enfant venant symboliser le conflit de ses parents comme dans Chromosome 3 (1979), ou encore le graphisme biomécanique de eXistenZ (1999) …


En agissant ainsi Cronenberg réactualise l’ambiance et l’approche graphique qui ont fait son succès, permettant l’éclosion à l’écran de scènes venant questionner directement le spectateur (les dérives mortifères de la société, évolution des rapports humains…). Seulement son action s’avère peu convaincante sur la durée tant les facilités sont nombreuses et l’univers cinématographique insuffisamment investi, comme son travail visuel gagné parfois par l’indolence : les motifs et symboles caractéristiques de son cinéma (les fauteuils et appareils biomécaniques, etc.), filmés presque avec légèreté et de maigres effets en sound design, impressionnent peu et semblent même désuets. Même constat concernant les décors et la figuration dont la pauvreté entrave la création d’un véritable et profond univers cinématographique. Malgré ses bonnes intentions, le cinéaste peine à retrouver sa veine subversive, comme l’atteste cette scène inaugurale censée pousser hors de la salle une bonne partie du public : si la séquence coche toutes les cases de l’intro choc, en mettant en images un infanticide, sa mise en scène peu inspirée peine à susciter l’émoi. Un déclin transgressif que le scénario symbolise d’une certaine façon : écrit vingt ans plus tôt, il nous présente un univers et des thématiques qui ressemblent à notre propre réalité, celle dont les angoisses sont déjà façonnées par les bouleversements climatiques, la pandémie, l’essor de l’artificiel dans les rapports humains via internet.


Moins innovant et décapant, Cronenberg parvient toutefois à être émouvant en étant étrangement intimiste, en glissant son propre autoportrait derrière celui de son héros. Le corps est la réalité, nous dit-on, celui de Mortensen devient en quelque sorte celui du cinéaste, tout comme ses doutes, angoisses ou souffrances. À travers le personnage de Saul, Cronenberg se met en scène sans ménagement, filmant la douleur et la crise de l’accouchement créatif. Son film, à l’instar des organes grossissant dans le ventre de Saul, génère chez lui une souffrance et un épuisement que seule la projection en salle, le partage avec le public, semble pouvoir apaiser ou cicatriser. " Le film est aussi une métaphore de l’artiste qui offre son intériorité aux autres avec une sorte de générosité ", nous dit-il. Et les cicatrices qu’il dévoile, avec Les Crimes du Futur, évoquent avec force les tourments de ce monde cahotant qui est celui de sa propre intimité. L'ultime scène, la plus belle et forte du film, car délicieusement subtile et équivoque, renvoie à cette question posée en préambule par Caprice : " Sommes-nous devenus obsolètes ? " La force évocatrice de Cronenberg, en cet instant précis, semble balayer tous les doutes et rattrape, en tout cas, bien des maladresses.


(5.5/10)

Procol-Harum
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le 30 mai 2022

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