Le second essai cinématographique de Robert Bresson est l'histoire d'une lutte à tous les niveaux. Tout y trahit le conflit, l'incertitude et la contradiction. Deux directions se confrontent, mais au lieu de s’annuler viennent s'ajouter pour aboutir à une œuvre où l’univers et la pensée du réalisateur d'une part, ceux du dialoguiste Jean Cocteau d'autre part, se provoquent et se contredisent. Examinons les personnages : d'un côté Agnès, entière, fragile et directe, danseuse dans le besoin, que sa mère hyper-théâtrale agace au point qu'elle manque de la quitter. De l'autre Hélène, noire, luisante, torche vive, qui manœuvre et manigance. Entre les deux, l'amour. Le nouvel amour, pour Agnès, qui est folle de Jean. L'ancien amour, pour Hélène, qui est toujours folle de lui. Le lieu : Paris des mystères et de la pluie, cascade du bois de Boulogne et bassin de Port-Royal. Sites où les personnages laissent leurs traces tristes, comme pour se contempler dans des miroirs invisibles. Miroirs : présence de Cocteau. S'il fallait simplifier, on pourrait dire que face à la pureté bressonienne, Hélène, que joue Maria Casarès, c'est Cocteau. Avec d'autant moins de chance de se tromper que, cinq ans plus tard, l’actrice sera la Mort dans son Orphée : même habit de velours noir, même interminable automobile véhiculant le destin sur les parcours des dieux, même envahissante présence des objets qui permettent la communication avec l'autre et l'au-delà. La boite en or, aussi, qu'Hélène offre à Jean lorsqu'ils se quittent. Elle est presque créature de chair et son métal est un messager ("L'or vous ressemble, Hélène, froid, chaud, sombre, clair, incorruptible"). L'ascenseur enfin, qui renvoie au rez-de-chaussée en même temps qu'au néant l'amant naïf qui a cru trop longtemps à la magnanimité de sa maîtresse. Ces choses, il est évident que c'est Cocteau qui les a voulues et lui seul. Tandis que déjà Bresson s'efforce à une dédramatisation austère et vite crispante, Cocteau surajoute du théâtre à son théâtre et, par l'artificiel, atteint plus profondément. Ces travellings soyeux, qui introduisent dans un aquarium où se débattent d'étranges victimes, sont ceux qui plus tard aideront à passer les miroirs, ceux-là même qui feraient bien de "réfléchir davantage".


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Hélène apparaît au centre d'une histoire dont elle écrit seule le scénario et conduit la mise en scène, avec un mélange de flamme intérieure et de froideur extérieure qui en fait un monstre venimeux. Elle provoque la mésalliance d’un grand bourgeois, soucieux plus que tout de réputation et d'étiquette, avec une "grue", ainsi qu'Agnès (incarnée par l’émouvante Elina Labourdette) est désignée à plusieurs reprises. À travers elle, le sentiment de vengeance se transforme en un hybris maîtrisé, et par là d'autant plus implacable. C'est pourquoi elle est une héroïne tragique : entièrement soumise à une passion mauvaise et dévorante, que seul vient atténuer parfois son amour pour Jean, ce sont les stratagèmes qu'elle engendre pour triompher qui sont complexes, et non son caractère, aussi lisible qu'un trait d'encre noire. Il émane de ce personnage une noblesse de l'intransigeance que la cruauté et les calculs ne parviennent jamais à estomper tout à fait. La première séquence vise aussi à l’installer en effigie de la dignité blessée puisque c'est un ami qui lui ouvre les yeux sur le désintérêt de Jean à travers l'aphorisme "Il n'y a pas d'amour, il n'y a que des preuves d'amour..." Sa vengeance provient d'une souffrance et elle lui sacrifie tout avec une austérité presque janséniste : peu de chose finalement la sépare des grandes mystiques. Hélène est une inspirée, mais par le mal. Elle incarne Circé avec ses voyageurs captifs ou changés en pourceaux. Elle est aussi la princesse troyenne qui provoqua une guerre légendaire et sanglante entre deux nations. L’espace semble se déployer devant elle quand le majordome ouvre en grand la porte à deux battants. L’étendue de son empire est comparable à celui de l’impératrice Catherine la Grande à laquelle elle s’apparente par sa toque de fourrure et par ce gigantesque secrétaire ancien dans son salon, quadrillé de tiroirs, couronné d’une rambarde à jours, et surmonté d’une ombre tubulaire de tuyauterie comme un grand poêle de faïence russe. Le même cependant, rappelant les meubles à secret de la Renaissance, introduit la figure maléfique de Catherine de Médicis, autre mythe composant en sous-main le personnage, toujours vêtu de longues robes surannées à manches ballon. Les balustres du balcon entraperçu à travers la fenêtre évoquent le palais italien et le linteau de la cheminée supporte une pendulette XVIème siècle. Face à elle, Agnès mérite une estime au moins aussi haute, à la fois par la combativité intuitive qu'elle lui oppose, par sa franchise (elle écrit à Jean une lettre de confession qu'il se refuse à lire) et par la grandeur morale dont elle fait preuve dans l'abnégation une fois son passé révélé. On en voit le meilleur indice dans le fait que la dernière séquence délaisse complètement Hélène à son profit : l'accomplissement du châtiment mondain ne peut rien contre la puissance d'un amour qui est force de vie quand on laisse entièrement parler un cœur sincère. Au "Je me vengerai" d’Hélène (qui semblait déjà faire écho au "Alors, la guerre" de Madame de Merteuil dans Les Liaisons Dangereuses) répond à distance le "Je lutte" d’Agnès, entrouvrant à la dernière minute le récit vers ailleurs.


Les Dames du Bois de Boulogne, double film donc, est à la fois l'aube et le crépuscule, le lieu exact où nuit et jour se rencontrent. Où le blanc et le noir se refusent à faire du gris et donnent à la vie une couleur inconnue, à la fois plus de noir et plus de blanc. De même que les objets, les dialogues sont extrêmement codés : lorsqu’Hélène dit qu'elle tombe à pic, il faut entendre qu'elle tombe à Pique. Comme la dame du même nom, cette fausse grandiloquence un peu surannée se retrouve partout dans le texte, quand il est question d'anges, de sublime, de spectacles et de soleil. C'est encore une fois la lutte de l'austérité contre l'ostentation, de la pureté contre la perversité, bref un endroit idéal où les parfaites apparences formelles protègent et favorisent les élans et les cris. C'est le miracle de la coexistence de l'eau (la fontaine, la source) et du feu (la cheminée, la motivation destructrice d'Hélène, sa rouerie). Quoi qu'en pense Bresson, l'intention nécessite un espace. Cet espace, si le réalisateur tente de l'effacer, Cocteau l'accentue, et le résultat finalement est le même : la création d'un lieu privilégié dont le côté cour sera l'appartement dénudé d'Agnès, qui n'a pour l'éclairer qu'une fenêtre misérable, et le côté jardin la luxuriance de l'hôtel particulier d'Hélène, avec sa vaisselle précieuse et ses domestiques muets. Aspérité du dénuement contre feutre de l'opulence. Hélène et Agnès s'opposent point par point : les fourreaux noirs de la première, ses bibelots luxueux, sa fastueuse limousine, son téléphone toujours à portée de main s'inversent chez la seconde en un imperméable sans forme, un chaperon de petite fille, quelques meubles sans valeur et un téléphone chez la concierge. Seule la blancheur vaporeuse de sa robe de mariée fait exception. Le rapport de force se retrouve aussi entre l'abstraction des dialogues raciniens ciselés par Cocteau et la présence accordée aux bruits environnants, traités sur un mode qui n'est pas sans renvoyer à ce que, des années tard, on appellera la musique concrète : bruits de la pluie et de la cascade, bruits de klaxons, bruits de foule viennent sans cesse parasiter des paroles trop écrites et trop belles. Le choc fait surgir la tragédie d’un drame bourgeois qui, en d’autres mains, aurait pu donner lieu à une pièce de boulevard. Bresson filme des intensités, des enchaînements, des assemblages action-réaction. Au fond, Les Dames du Bois de Boulogne ferait songer à un exercice de virtuosité musicale plus encore que cinématographique si ne prenait existence un élan vital qui peut être pure volonté (Hélène), pulsion désirante (Jean) ou résistance à l’adversité (Agnès).


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Reprocher au film sa désinvolture sociale reviendrait à hurler dans le désert : Bresson comme Cocteau ne croient guère à l'âme commune. Le général les ennuie. Ce n'est pas la fresque qui les intéresse mais le portrait en abîme. Leur quête du sacré par des voies divergentes trouve un même écho dans cette affirmation d'une suprématie de l'amour individuel. Agnès, au dénouement, se voit accorder la suprême volonté d’un sursaut salvateur. Son agonie ne peut plus rien, et on sait bien qu'elle survivra. Un plan l'indique : lorsqu’Hélène apprend à son ancien amant qu'il vient d'épouser une prostituée, on est à l'intérieur de la voiture de Jean. Celui-ci est au volant. Il démarre. Hélène est alors coupée, renvoyée hors-champ de façon nette et définitive, comme retranchée de l'espace qui nous occupe. Elle aura beau lutter, l'innocence l'emportera. Cette innocence dont la Mort elle-même accusera le Poète dans Le Testament d'Orphée. En même temps que se construisait la prison effroyable d'Agnès dévorée par Hélène, une force invisible bâtissait la délivrance de la jeune fille. Ce que Bresson traque par le dépouillement, l'inexpressivité, la rigueur, Cocteau le crée par l'exubérance, la surcharge et le recours aux symboles restitués. Le miracle a lieu et tout se fait par passage, presque par passation. Sans doute que si Cocteau avait dirigé seul le film, la mort d'Agnès l’eût conclu. Jean, devenu Orphée, aurait alors pu partir à la recherche de sa femme. Mais c'est à Bresson qu'est due cette fuite du réalisme pour atteindre l'art. Dans la scène de danse où Agnès se produit en claquettes et chapeau claque, n'importe quel metteur en scène, sans intention autre que de montrer, l’aurait caressé amoureusement à renfort de délires panoramiques, de raccords savants, de caméra locomotive lancée à cent à l'heure. Ici rien de tout cela : un plan fixe, à plat, pour souligner la représentation et le fait qu’elle est vue par Hélène comme un simple décor de son paysage mental. Un pion sur son damier. Cette lutte d'objets, de mécanismes lisses et propices au silence se déroule avec tant d'élégance, d'impudeur et d’irréalité qu'elle apparaît comme un de ces diamants que l'on brûle pour n'en garder que la cendre. Elle illustre bien la formule contradictoire par quoi Cocteau, toujours lui, définissait le cinéma : "Une encre de lumière."


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Thaddeus
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