"Les damnés" présente une grande fresque familiale sur laquelle l'Histoire de l'Allemagne nazie trouve une illustration pleine d'éclat sinon de pertinence. En effet, Luchino Visconti veut montrer comment une grande famille aristocratique, les Von Essenbeck, va épouser les thèses d'Hitler au pouvoir afin de continuer à puiser sa richesse de ses aciéries. La progression que suit cette vieille aristocratie vers une déchéance de plus en plus mortifère montre de manière très violente comment le régime a poussé certains vers leurs plus bas instincts. Cette progression suit la véritable histoire de l'hitlérisme, depuis l'incendie du Reichstag jusqu'après la nuit des longs couteaux.

Avant même que le nazisme perturbe cette famille, certains de ses membres avaient déjà de sérieux problèmes. Loin d'être idéale, l'harmonie familiale montrait de nombreux dysfonctionnements. De fait, le scénario de Nicola Badalucco, Enrico Medioli et Luchino Visconti laisse un voile astucieux sur les liens de cause à effet et l'on ne sait trop si c'est l'hitlérisme qui est à l'origine de la faillite morale de cette dynastie ou bien si ce sont tous ces désordres familiaux (et que l'on peut imaginer identiques dans d'autres lignées) qui ont pu faire émerger la violence nazie. Le mariage est parfait.

Ici l'écroulement des Von Essenbeck semble en germe depuis longtemps. Au début, le vieux patriarche peine à incarner encore un semblant de normalité, pépé gâteau devant ses petites-filles. Et pourtant, se sentant trop âgé pour continuer à diriger les aciéries, il lègue cette tâche à l'un de ses fils, celui qui fait déjà partie des SA, au détriment de l'autre anti-nazi virulent. Les raisons sont à trouver dans une sorte de pragmatisme cynique : Hitler est au pouvoir et la vieille Allemagne s'y abandonne, par lâcheté ou lassitude, cela revient au même.

A partir de là, tout ce qui reliait plus ou moins les différents membres de la famille se détériore à grande vitesse. Et Luchino Visconti, grâce une très belle photographie de Pasqualino De Santis et de Armando Nannuzzi, très mélodramatique, exploite la palette chromatique des émotions entre rouge et vert, jusqu'au discours incisif des ombres, comme dans un film noir.

L'histoire suit son cours et amène ses personnages jusqu’à la caricature parfois. Helmut Berger est à ce titre un peu irritant. Dans l'ensemble les comédiens n'ont pas des rôles faciles, mais cet acteur me semble beaucoup trop libre dans son expression quelques fois grimaçante. De plus, son côté efféminé nuit à son personnage qui tient plutôt de l'ado attardé et difficile. Sa pédophilie et son désir incestueux latent se confondent mal avec cette féminité exacerbée. Je ne sais pas, je la trouve incongrue. Souvent au cours du visionnage, ses simagrées m'ont fait "sortir" du film. Dommage.

Pour être honnête, Ingrid Thullin manque également de sobriété sur quelques séquences, ce qui m'étonne, vu qu'elle sait être beaucoup plus mesurée et juste sur d'autres. Il s'agit donc là bien d'un parti pris conscient dont le sens me reste inaccessible.

Ce qui m'a vraiment plu, outre la forme, apocalyptique, cette grandiose catastrophe que l'outrance de la photo et des décors rendent avec maestria, c'est l'intelligente "façon" qu'a le récit de décrire l'évolution funeste des Von Essenbeck, sa nature implacable, avec sa cadence millimétrée et ses passages obligés, car logiques. Le trait est peut-être appuyé. Avec le temps, le cinéma a gagné en nuances depuis. Reste que le cinéma de Visconti parvient dans une sorte de frénésie tragi-comique à produire un tableau doté d'une force visuelle et d'une percussion dans le discours qui peuvent émouvoir encore. L'on y perçoit l'atroce intensité des sentiments, et cette peur, primale, la peur du vide, morbide, celle que le gouffre de l'absurde vous inflige avec violence et que cette époque a instillé parfois avec une lente et sournoise régularité.
Alligator
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le 19 mai 2013

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