Le trentième Festival de Cinéma Allemand de Paris s’ouvre sous les auspices d’un film grave, Sound of falling, baigné d’ombre plus souvent que de soleil, hanté par la mort et volontiers fasciné par elle, même si tous les modes de rapport à cette grande puissance sont explorés : d’autant plus crainte et redoutée que le grand âge la rend proche, planant comme une menace, voire presque un souvenir dès le plus jeune âge, recherchée, défiée, fuie, constamment envisagée ou alors épousée à l'adolescence…

Le propos du deuxième long-métrage de Mascha Schilinski (1984, Berlin -), Prix du Jury au 78ème Festival de Cannes, pourrait évoquer lointainement celui du monumental Heimat (2013), par sa manière de couvrir plusieurs générations attachées à un même lieu, un village dans la réalisation d’Edgar Reitz, ici une vaste cour de ferme et les bâtiments qui s’organisent à son entour. Mais autant les rêves d’ailleurs et de migration lointaine ouvraient l’horizon, autant la seule échappatoire qui s’offre, dans cette ferme isolée du Nord de l’Allemagne, se limite à la mort. Même effet de resserrement quant aux personnages centraux, variés et multiples chez Reitz, incarnés par des femmes, entre enfance et adolescence, chez Mascha Schilinski.

Remontant quatre générations en arrière à partir de nos jours, la réalisatrice, également au scénario avec Luise Peter, a confié l’image, fruit d’un travail admirable, à Fabian Gamper. Chaque époque a sa lumière, son éclat, qui préserve avant tout ses mystères, ses énigmes, ses non-réponses. Dardant son clair regard hypnotique depuis les temps les plus anciens, un regard qui ne se baisse jamais et affronte les réalités les plus noires, la toute jeune Alma, prometteuse Hanna Heckt, ose sonder l’omniprésence de la mort et sa façon presque indifférente de ployer toute vie. Temps de dureté, d’inflexibilité, où les maîtres avaient pratiquement droit de vie et de mort sur leurs serviteurs, à peine plus que les hommes sur les femmes, et où les survivants se faisaient photographier aux côtés de leurs défunts avant de confier ces derniers à la terre. Une pratique qu’avait exploitée à l’extrême l’impressionnant Les Autres (2001), d’Alejandro Amenábar. Cette époque a le fini mat et presque légèrement poussiéreux des tableaux de Hammershøi, les éclats de lumière et de clarté en moins.

Suivent Erika (Lea Drinda), et sa fascination pour un corps d’homme inapprochable, puis Angelika (excellente Lena Urzendowsky), son diable au corps, son attirance pour des hommes que leur proximité familiale rend interdits, son esprit de défi et d’indépendance ; la seule, peut-être, pour qui une fuite sera réellement possible… Enfin Lenka (Laeni Geiseler), notre contemporaine, issue d’une famille berlinoise, heureuse, pour laquelle cette ferme et sa cour ne recueillent que des temps de vacances, de rires et de loisirs…

Cette présentation restaure une chronologie à ce qui n’en a aucune dans le film. Les scènes nous sont offertes sur un mode totalement éclaté, fragmenté comme les éclats du souvenir (d’où le titre français Les Échos du passé) ou comme le miroir du Diable au début de La Reine des Neiges d’Andersen. D’où l’importance du travail sur la qualité des lumières, des décors, parfois même de la pellicule, qui sont autant de points de repère et d’ancrage pour le spectateur : les bruns plus chauds du début XXème, les orangés des années soixante-dix, la polychromie plus diversifiée, de nos jours…

Une diversité que reflète bien la divergence des titres, selon le pays de sortie du film : le titre français, axé sur la rémanence du passé, a été évoqué ; le titre anglais, sous lequel le film est diffusé lors de ce Festival, est Sound of falling, que l’on pourrait traduire par « Le bruit d’une chute », l’une des thématiques en effet récurrentes dans cette œuvre ; quand le titre original, « In die Sonne schauen », est elliptique, ouvrant une phrase laissée en suspens - « Au soleil elles semblent… », si l’on choisit de féminiser un sujet encore informulé - et qui apporte, à son tour, une lumière totalement autre…

Entre diversité et constance, voire récurrence, ostinato : telle est bien l’une des grandes forces du film, peut-être même sa supériorité, par delà l’éclatement et la fragmentation. Que s’impose de façon si claire, finalement lumineuse, ce qui fait lien : bien que soumis, ou parce que promis à la mort, la prégnance du corps, à quelque occultation ou maltraitance qu’il puisse être voué selon les époques ; le règne du désir, qui jamais ne s’éteint, sans doute métaphorisé par l’importance des regards interstitiels, entre les lattes, les fentes, par les trous de serrure… Le tout emmené par un montage fluide, volontiers orchestré par une inflation des sons, et qui semble courir de l’avant comme le temps ; et comme l’eau, très présente à travers la rivière limitrophe qui coule non loin de la ferme. Une eau grecque, philosophique, qui nous rappelle que, si elle entraîne et emporte toute chose, elle peut aussi bien garder les souvenirs, tout autant qu’un tombeau. 


Critique également disponible sur Le Mag du Ciné : https://www.lemagducine.fr/festivals/cinema-allemand-paris-2025-sound-of-falling-10078501/

Créée

il y a 6 jours

Critique lue 14 fois

3 j'aime

4 commentaires

Anne Schneider

Écrit par

Critique lue 14 fois

3
4

D'autres avis sur Les Échos du passé

Les Échos du passé
AnneSchneider
8

Les jeunes filles et la mort

 Le trentième Festival de Cinéma Allemand de Paris s’ouvre sous les auspices d’un film grave, Sound of falling, baigné d’ombre plus souvent que de soleil, hanté par la mort et volontiers fasciné...

il y a 6 jours

3 j'aime

4

Les Échos du passé
Shawn777
7

Sound of boredom

En voilà un film qui a divisé cette édition du Festival de Cannes ! Et en même temps, il faut le comprendre, c'est-à-dire que nous sommes devant le cliché du drame cannois, allemand de plus de deux...

le 21 mai 2025

3 j'aime

Les Échos du passé
Little-John
5

The Sound of Violence

Le cinéma d’auteur tendance « art et essai » est décidément une chose bien étrange et capricieuse : on ne peut jamais être totalement sûr qu’une approche nous ayant convaincue dans une œuvre...

le 2 juin 2025

1 j'aime

Du même critique

Petit Paysan
AnneSchneider
10

Un homme, ses bêtes et le mal

Le rêve inaugural dit tout, présentant le dormeur, Pierre (Swan Arlaud), s'éveillant dans le même espace, mi-étable, mi-chambre, que ses vaches, puis peinant à se frayer un passage entre leurs flancs...

le 17 août 2017

83 j'aime

33

Les Éblouis
AnneSchneider
8

La jeune fille et la secte

Sarah Suco est folle ! C’est du moins ce que l’on pourrait croire lorsque l’on voit la jeune femme débouler dans la salle, à la fin de la projection de son premier long-métrage, les lumières encore...

le 14 nov. 2019

75 j'aime

21

Ceux qui travaillent
AnneSchneider
8

Le travail, « aliénation » ou accomplissement ?

Marx a du moins gagné sur un point : toutes les foules, qu’elles se considèrent ou non comme marxistes, s’entendent à regarder le travail comme une « aliénation ». Les nazis ont achevé de favoriser...

le 26 août 2019

72 j'aime

4