Dans son film Les Eternels ou Ash is the purest white, Jia Zhangke porte un regard social
sur la Chine, comme il l’avait fait au cours de son précédent film Platform (2000), avec une fois encore son actrice fétiche et épouse Zhao Tao. Il illustre ici une fois de plus son attention particulière à l’évolution de son pays, ainsi qu’aux mutations géographiques et à la réalité sociale. Tel un paysagiste, Zhangke montre l’envers de la réussite économique chinoise, ici la mafia, par le biais d’une topographie emblématique (le volcan de Datong, le barrage des Trois-Gorges, le Shanxi et ses mines), mais également grâce à une narration partagée autour de trois dates : le 1er avril 2001, 2006, et le 1er janvier 2018. Dans ses œuvres précédentes le réalisateur s’intéressait essentiellement à des groupes de plusieurs personnages, alors que l’intrigue est centrée ici sur un couple, et sur l’effet du temps (dix sept années) sur ces individus.
Comment le mouvement permanent intra et extrinsèque du couple est-il mis en scène ? En
quoi Les Eternels est un film centré sur le personnage de Qiao ? Comment le paysage chinois
dépeint-il une société contrastée en constante évolution ? Pour répondre à ces questions et
émettre un regard critique sur le film, nous analyserons dans un premier temps les relations entre les différents personnages, la place qu’ils occupent, et l’influence du temps sur ces derniers. Puis nous observerons le désenchantement et la mélancolie omniprésents dans le film. Enfin nous étudierons l’importance du milieu social et géographique des protagonistes.


I- L’influence du temps sur les personnages, et leur place.
- La première image de Qiao qu’on a est celle d’une jeune femme, déterminée,
insouciante et désireuse de pouvoir, mais elle reste cependant dans l’ombre de son compagnon. Nous la retrouvons ensuite à la sortie de prison, où on perçoit une femme qui essaye de cacher sa fragilité, sa peur de se retrouver seule, humiliée par l’homme qu’elle aime et pour lequel elle s’est sacrifiée. Enfin, le personnage devient une femme pleine de rugosité
qui a du s’adapter aux imprévus de la vie, qui ne cache pas ses sentiments car elle ne
ressent plus rien.
- Pour Bin, le schéma est différent puisque c’est lui qui occupait le devant de la scène en
tant que « parrain de la mafia », chef respecté. Puis essayant de se raccrocher à sa vie
passée qui a été bouleversée par une rébellion et une tentative de meurtre, on le
retrouve en chef déchu qui essaye tant bien que mal de rester dans son domaine de
prédilection. Enfin, on apprend que Bin a sombré dans l’alcool ce qui lui a coûté une
hémorragie cérébrale, et la moitié de sa mobilité.

- Les autres personnages qui gravitent autour de ce couple sont tous animés par un
sentiment commun : la rivalité. Dès le début du film on se trouve confronté à une
dispute entre deux sous-fifres, puis la place de Bin en tant que chef est menacée, on sent
une tension entre Qiao et la sœur d’un nouvel associé qui fait du charme à Bin. Ces
rivalités exposées au début du film sont immuables puisque « la sœur » est devenue
la nouvelle compagne, les autres membres de la pègre se sont passés de Bin.
- Le couple en lui-même, qui a mon humble avis n’a jamais rompu puisqu’on sent que la
pensée des personnages se tournent toujours l’une vers l’autre, a changé au cours du
temps mais ce changement ne touche pas le noyau, la substance même de ce duo qui
est, même si c’est un peu réducteur, « suis-moi je te fuis, fuis-moi je te suis ».


II- Un désenchantement, et une mélancolie omniprésents
- Chacun à leur tour, les personnages vont avoir une désillusion : Quand Qiao sort de
prison elle pense retrouver son amant de toujours, ou du moins s’il ne veut plus d’elle qu’il lui dise de vive voix. Ce ne fut pas le cas, elle du mener une réelle investigation pour le retrouver et lui faire avouer.
Quand à Bin, de la même manière tel un Karma qui le punirai, lorsqu’il sort de prison
et qu’il revient dans sa région natale, ses hommes font maintenant allégeance à son
ancienne compagne et ne le respecte plus.
- Même dans les moments de légèreté, comme par exemple la soirée dansante en boîte
de nuit, sur un joyeux YMCA, la chute du pistolet est un rappel aux personnages qu ’ils
ne sont pas des gens ordinaires qui s’amusent, qu’il y a toujours un danger au dehors.
De la même manière que le plan magnifiquement tourné des hommes derrière un
grillage toujours sur la musique entraînante est un contraste énorme qui montre bien les
inégalités de la population.
- Le personnage du guide de tourisme spécialisé dans les circuits pour potentiellement
rencontrer des extra-terrestre, qui se trouve être finalement un petit épicier provincial
est encore une fois une perspective déçue pour Qiao
- Les mutations techniques, comme la fermeture des mines de charbon, la technologie
croissante avec les téléphones portables, et la caméra de surveillance sont présentées
avec une mélancolie, une nostalgie du temps où les personnes n’étaient pas
hyperconnectées en ayant finalement encore plus de distance entre elles.


III- L’importance du milieu social et géographique
- L’évolution du couple est illustrée par leurs deux visites au volcan de Datong, la
première en béquilles, puis quinze ans après en fauteuil roulant. Face à cette nature
imposante et immuable le couple peut se rappeler les sentiments (passés ou non) qu’ils
éprouvent l’un pour l’autre, et leurs rappellent (ainsi qu'à nous spectateur) l'insignifiance et la fragilité de la vie humaine.
- Dans une interview le réalisateur Jia Zhang-ke part du principe « les lieux réverbèrent
l’âme de ceux qui les hantent ». L’ensevelissement futur par les eaux du barrage des
Trois-Gorges, qu’on aperçoit dans Still Life (2007), peut être vu comme une
métaphore de Qiao qui être presque submergée par ses sentiments les mésaventures qui
lui arrivent.
- Le voyage en train nous montre les paysages de la Chine profonde, ainsi que des
interlocuteurs appartenant à la vie « réelle », au quotidien, auquel Qiao et Bin n’ont
jamais fait parti (Tantôt caïd, tantôt prisonnière) mais qui va les soumettre et les faire
capituler. Ces images de « galère » en bateau, dans la ville, en transport sont en
opposition avec les images de grandeur, de réussite, de facilité (par exemple quand Bin
veut allumer une cigarette, trois briquets se tendent) du début du film.
- Les valeurs de droiture, d’honneur et de loyauté adoptées par la pègre montrée en
ouverture, sont également les valeurs de la population chinoise. La notion d’argent est
également commune aux deux partis, le personnage de l’étudiant lui fait le lien entre les
deux mondes en passant de la mafia à des activités plus légales mais toujours en gagnant
bien sa vie.


En conclusion nous pouvons donc dire que dans son film centré sur deux personnages
appartenant à la mafia chinois, Jia Zhangke arrive à faire un portrait social de la Chine tant au
niveau géographique, qu’historique. Il illustre les relations complexes entre deux amants, et leur
évolution dans le temps, qui occupe lui aussi une place centrale et pose la problématique de
l’évolution industrielle ainsi que technologique dans un monde où les Hommes de plus en plus
proches (transports, communications) sont pourtant de plus en plus éloignés.

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le 19 janv. 2022

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