"Mets cette couronne, puisqu'on te le demande."

Ça y est, j'ai réalisé l'un de mes rêves les plus chers : visiter la ville de Cherbourg, ses lieux de tournage mythiques et y visionner en salle la plus grande œuvre du cinéma français à mes yeux. En notant les bouleversements dans la ville qu'a créées Jacques Demy pour les besoins du film, rendant irisée de couleurs une ville pourtant terne, le travail réalisé autour des Parapluies de Cherbourg gagne en impact de façon exponentielle. Face à l'averse d'émotions procurées pendant mon voyage et surtout mon visionnage, je garde mon parapluie fermé, afin de ne louper aucune des gouttes analytiques bouleversantes déversées par le film.


Avant d'être une romance, Les Parapluies de Cherbourg incarne la pluie torrentielle qu'on ne peut contrôler, mais qu'on peut choisir d'éviter. Lorsqu'il fait mauvais temps, je peux choisir de subir l'averse ou bien d'ouvrir mon parapluie afin de m'en protéger : il en va de même pour Geneviève, qui accepte le contrôle néfaste de sa mère (je pense à cette scène de couronnement face à la galette, prenant presque la forme d'une tragédie antique) plutôt que d'attendre le retour de Guy. En revanche, le mécanisme peut parfois se bloquer : il ne reste alors rien pour assouvir notre libre arbitre dans nos choix. Inévitablement, je parle de Guy, envoyé au régiment par des autorités supérieures face auxquelles il ne peut s'opposer. Tout n'est alors pas qu'une question de volonté, et semble décrire un futur pré-écrit pour chacun d'entre-nous. Pour éviter le regret, je pars du principe qu'il faut essayer. Craignant de se revoir, nostalgiques, dans un club de jazz, dans une station service, ou tout autre endroit professionnel rêvé, je considère alors qu'il faut tenter. Il faut vivre au présent pour ne pas vivre un futur rempli de regrets quant au passé. Qu'on puisse ouvrir ou pas le parapluie, qu'on choisisse ou non d'éviter l'averse : il y a toujours un moyen de danser entre les gouttes, pour ne pas subir la destinée qui semble tracée. On ne peut pas contrôler notre destin, mais on peut lui ôter tout regret en exprimant chaque chose ressentie à l'instant : et que cela fonctionne ou pas, ce processus d'expression de soi permet de s'ôter à la douleur du regret, en vivant au rythme de nos émotions, splendides car inconstantes.


Dans cette œuvre fataliste, Jacques Demy souligne ce déterminisme au travers d'une colorimétrie d'une richesse inégalée : chaque tenue porte une teinte en adéquation ou en opposition avec le papier peint de la pièce. La mère se trouve alors en osmose vestimentaire totale avec sa boutique et son appartement, tandis que Geneviève va porter les teintes bleutées dominant chez Guy. Finalement, ne sachant plus où est leur place, leurs tenues se tournent vers des teintes marrônatres plus sombres. Mais le destin a raison de l'explosion de couleurs puisque le bleu de Guy couvrant Geneviève se voit rapidement envahir par les roses piquantes symbolisées par sa mère, avant de devenir une femme sans couleur, sans but, toujours amoureuse d'un homme qui la méprise désormais. Malgré tout, l'univers conserve son iridescence permanente, avec un éclat colorimétrique somptueux : on en oublierait que la thématique est si fataliste !


Fataliste, oui, mais en apparence seulement ! Si on ne peut que contrôler le regret d'un destin inachevé, mais que ce dernier reste impossible à maîtriser factuellement, nous pouvons toutefois modérer son impact. Cela passe ainsi par une omniprésence de l'art : danse, théâtre, opéra, ... Tant de vocations créatrices sont évoquées comme échappatoire dans le quotidien morose des protagonistes, mais c'est en effet le chant qui joue le rôle du parapluie. En entonnant ces airs composés par l'immense Michel Legrand, j'en oublie que l'on aborde la guerre, la séparation, et le manque amoureux. Tout semble si futile dans l'art, apaisant les maux de chacun en participant à leur expression saine et libérée. La légèreté de la forme cache le pessimisme du fond, toutefois nuancé par cette alternative proposée : celle de l'art, de la création, et de la culture dans sa globalité pour adoucir le quotidien. L'adoucissement n'empêche pas les bouleversements de la vie de se produire, et relève même leur intensité avec des airs empruntés à l'opéra (lors du décès de tante Elise, lorsque le vendeur de bijoux ne peut racheter le collier, et surtout, quand l'enfant du couple principal est abordé dans un dialogue final absolument déchirant).


Envoûté par l'alchimie délicate unissant Catherine Deneuve & Nino Castelnuovo, hypnotisé par la réalisation somptueuse en couleurs du grand Jacques Demy et apaisé par la légèreté symphonique qu'incarne Michel Legrand dans ses partitions : je ne sors jamais indemne d'un visionnage des Parapluies de Cherbourg. J'avoue, je reprends ma précédente review concernant cette œuvre en la complétant un peu car je pense avoir cerné une majorité de ses secrets : mais il fallait que je reprenne tout cela, pour marquer le coup d'un visionnage en salle exceptionnel. La puissance musicale donnée au résultat est affolant de maîtrise, avec un éclat de couleurs comme je ne l'ai jamais vu auparavant : une chose ne change jamais cependant les larmes coulant sur mes joues en fin de visionnage.


En cette fin définitive de mon marathon Jacques Demy, je me rends compte à quel point la facilité avec laquelle le cinéaste camoufle la dureté de la vie derrière un écrin coloré et symphonique m'a changé, dans une romantisation permanente de ce qui pourrait détruire un régiment. Le destin n'est pas à subir, il est à affronter, au travers d'un art rendant joyeuse même la plus triste des histoires : les conséquences de haine et d'amour inachevé seront toujours là, mais leur effet peut toujours être contre-carré lorsqu'on emploie de grands moyens tels que ceux usés par le cinéaste. Ses amours contrariées sont le prétexte d'une filmographie entière pour centrer la vie sur l'humain, sa résilience imparfaite mais puissante, et sa capacité à diminuer la charge d'une vie souvent cruelle. Son œuvre s'anime désormais en moi, et si la ville de Cherbourg est incapable de valoriser cette station-service où les larmes coulent plus que l'essence, le souvenir de Jacques Demy en moi vivra au-delà de mon existence pour faire perdurer l'œuvre la plus puissante du cinéma français.


Cette journée restera à jamais marquée dans ma mémoire.

Franchooouuuille
10

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Créée

le 22 août 2025

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