« Les Salauds Dorment en Paix » est plus qu'un polar fiévreux. C'est une intense dénonciation de la corruption qui régnait dans le milieu des affaires au sortir de la Seconde guerre mondiale, dans un Japon en pleine reconstruction. Kurosawa mit un point d'honneur à dépeindre les trafics d'influence en tous genres, à une époque où il était de bon ton de louer le redémarrage d'une économie en plein boom... à n'importe quel prix.


Le long métrage de Kurosawa fut donc incompris : pour son premier film sous la bannière Kurosawa Productions, sa propre société de production lui permettant de disposer d'une plus grande marge de manœuvre, le cinéaste nippon n'a pas choisi la facilité, qui aurait consisté à réaliser un « jidai-geki », ou film de sabre historique, genre dont il est le maître incontesté et dont le public asiatique comme occidental est si friand. Non, Kurosawa a décidé de tourner un long métrage contemporain sur un sujet qui peut sembler aride à première vue : des règlements de comptes au sein d'entreprises et de structures para-publiques, entre rétro-commissions, pots-de-vin et complots politico-financiers.


Ce qui est très intéressant, et qui donne l'une de ses grandes forces au film, c'est que Kurosawa s'est bien documenté et qu'il semble savoir mieux que personne comment se déroule un appel d'offre public et quels en sont les biais. Il décortique les rouages économiques des grandes entreprises et de la puissance publique avec le bon niveau de précision pour être suffisamment crédible sans se perdre dans des détails abscons. Et il réussit à donner vie à toute une galerie de personnages pris dans l'engrenage infernal de la cupidité : directeurs, sous-directeurs, vice-président, secrétaire particulier... Rien ni personne n'échappe à son regard acéré.


Mais la plus grande des forces de ce long métrage réside bien évidemment dans la mise en scène époustouflante de Kurosawa. Dans un noir et blanc contrasté, bien et mal sont en lutte frontale et en même temps, semblent inextricablement entremêlés. Les cadrages sont maîtrisés à la perfection, et la gestion de la profondeur de champ est comme toujours avec le Senseï magistrale, dans un refus obstiné du banal champ/contrechamp. Les personnages se déplacent dans le cadre, premier plan et arrière plan sont dynamiques, deux figures s'opposent et le troisième personnage, au milieu, passe du premier au second plan, etc. La gestion de la foule est tout autant impressionnante, à l'image de cet essaim de journalistes tel un chœur antique, agissant et réagissant comme un seul homme, commentant le déroulé des péripéties. Le tout tantôt dans de riches intérieurs, tantôt dans des ruines de bâtiments éventrés, dévastés par les bombardements, ce qui donne à ce film une identité visuelle extrêmement forte.


Et bien sûr, comment ne pas citer la scène introductive du mariage, typique de l'art de Kurosawa, avant tout visuel et donc cinématographique : tout est dit en quelques images de la relation qui unit Nishi au clan Iwabuchi et à la fille du patriarche, qu'il s'apprête à épouser. Tout est dit de la tension qui règne, des non dits oppressants, des faux semblants qui rendent la cérémonie éprouvante pour les protagonistes comme pour le spectateur. Le moindre geste, le moindre regard devient ainsi une déflagration d'émotion. Seul John Ford savait créer des images aussi percutantes avec si peu de pellicule, tout en restant dans la sobriété et la retenue.


Il faut également louer le talent des acteurs. Toshiro Mifune en tête, étonnamment sobre, bouillonnant intérieurement mais ne laissant rien transparaître, Tatsuya Mihashi en fils pourri gâté et en frère protecteur, Kyōko Kagawa en femme blessée, Masayuki Mori, méconnaissable en patriarche corrompu jusqu'à la moelle, Kamatari Fujiwara en sous-fifre peureux et Kō Nishimura, incarnant la folie d'une façon qui fait froid dans le dos. Seul l'habituel Takashi Shimura déçoit, trop gentil pour jouer de façon convaincante un pourri.


Toutefois, n'oublions pas la colonne vertébrale de ce long métrage : le scénario. Un scénario bourré de rebondissements, tendu, haletant et plein de suspense. Kurosawa transpose « Hamlet » à l'époque contemporaine et qui plus est au Japon... et une fois encore, ça marche ! Dans d'obscures circonstances, il y a 5 ans, un employé de la société d'Iwabuchi s'est suicidé à la suite d'une enquête judiciaire sur un appel d'offre frauduleux. Et 5 ans plus tard, quelqu'un semble vouloir venger cette mort, et est prêt à tout pour cela.


Mifune / Nishi devient un justicier inflexible, un héros des temps modernes pas tout à fait blanc, tendant même dangereusement vers le noir, gangrené par le mal contre lequel il veut lutter. Perdant peu à peu le contrôle d'évènements qui le dépassent, il se met à hésiter... et dès lors il court à sa perte. On ne joue pas avec le feu sans s'y bruler les ailes. Le bien et le mal ne sont pas ici véritablement distincts, et Nishi est dans cette zone grise où plus rien n'est clair. Quand les hommes de bien commencent à faire le mal pour le combattre, ils perdent peu à peu ce qui leur restait d'humanité.


C'est alors que dans un film noir au possible, modèle absolu du genre, intervient une lueur d'espoir et de fraicheur en la personne de Keiko Iwabuchi, cette femme infirme, initialement moquée et méprisée. Les personnages féminins sont rares dans le cinéma de Kurosawa, et plus encore les histoires d'amour. Alors quand Nishi avoue à Keiko l'amour qu'il lui porte en dépit des évènements, cette déclaration est d'autant plus intense et forte. Hélas, ironie du sort, c'est l'amour de Nishi pour Keiko qui le mènera à sa perte, ultime tragédie qui fait que la boucle est bouclée. Oui, les salauds dorment en paix... et Kurosawa signe là l'un de ses plus grands films, un long métrage puissant et noir, désespérément noir.


Critique à retrouver sur mon blog ici.

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le 14 juil. 2018

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Arthur Debussy

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