À peine perceptible dès les premiers instants, prenant place dans notre imaginaire avant même l'entame du récit, le trouble qui émane de ce simple bout de péloche libère ses effets puissants sur le long terme, modifiant lentement notre regard, fissurant avec éclat nos a priori à l'issue d'un final pour le moins mémorable. L'ampleur de son onde de choc est telle que les garants de la vertu et de la bonne morale se sont immédiatement ligués pour contrer ses effets : le film mettra ainsi dix-huit ans avant d'arriver sur nos écrans. Il faut dire qu'en ces temps obscurs, où le drapeau tricolore tente de maintenir son influence en Algérie, toutes les réalités ne sont pas bonnes à exhiber, même dans une salle de ciné. Une réaction épidermique, presque irrationnelle, qui a le mérite de révéler l'incroyable efficacité de l’œuvre en question : Paths of Glory ne se résume pas à être un énième pamphlet antimilitariste, mais pousse son propos sur un terrain beaucoup plus grand et universel, celui qui voit l'Homme être continuellement la source de sa propre destruction. Les oripeaux de la civilisation n'y changent rien, l'Homme est un loup pour l'Homme, le fort écrase le faible, le pouvoir ne servant qu'à asservir l'autre afin de défendre ses propres intérêts. Le conflit armé légitime ainsi toutes les dérives, laisse libre cours à l'expression de la folie et de la médiocrité humaine, transformant le champ de bataille en théâtre de l'absurde où la gloire de certain s'écrit avec le sang encore chaud du plus grand nombre.
L'un des reproches que l'on peut formuler à l'égard de Paths of Glory est qu'il envoie des signaux équivoques (durée digne d'une série b, vedette hollywoodienne en tête d'affiche), pouvant laisser présager l’œuvre gentiment formatée. Le trouble ressenti est alors d'autant plus grand lorsque l'on comprend la véritable ambition de Kubrick, son désir de décrire l'humain dans sa dimension la plus fourbe, la plus pitoyable, la plus lamentable. Si l'armée française est au premier rang des accusés, avec la référence à l'affaire des caporaux de Souain, c'est bien l'homme de pouvoir qui est au cœur de la diatribe mise en images par le cinéaste : c'est aussi bien l'état-major qui n'hésite pas à transformer ses troupes en chair à canon afin de satisfaire un orgueil démesuré, que le petit chef qui use de son autorité simplement pour sauver sa peau. Le pouvoir corrompt l'individu, nous dit Kubrick, il le dépèce progressivement de son humanité et finit par le transformer en monstre froid, en clown grotesque qui serait risible s'il n'était pas criminel.
La guerre est alors perçue comme le symptôme ultime de cette folie humaine, de cette déraison funeste. De ce fait, on comprend très bien que Kubrick porte moins son intérêt sur la réalité historique que sur les comportements qu'elle révèle. Le conflit armé ne fait d'ailleurs que deux apparitions à l'écran, faisant brillamment passer le sentiment de désillusion (la percée dans le no man's land où la peur et l'effroi se substituent aux actes de bravoure, où l'homme est réduit à l'état de bête rampant dans la boue), ainsi que l'aspect dérisoire de toute cette entreprise (la sortie nocturne durant laquelle un soldat est tué par son propre camp). Notre homme se permet même de ne pas montrer une seule fois l'adversaire Allemand, soulignant un peu plus la dimension intimiste du véritable ennemi, celui qui est à nos côtés, dans notre propre camp... celui qui nous ressemble !
Méthodique et efficace, Kubrick dissèque la pantomime humaine, exhibe lâcheté et hypocrisie, mettant un peu plus en relief l'infime petitesse de l'être aveuglé par le pouvoir. L'image, gorgée de sens, se montre alors d'une redoutable efficience ! Il y a tout d'abord celle de Dax, l'homme de raison pourrait-on dire, humble et humaniste mais dont l'influence est cadenassée par un système omnipotent : sur le terrain, il ne peut empêcher le désastre ; au tribunal, son rôle d'avocat de la défense est aussi brillant que vain. À cette image s'oppose celle du général Broulard, dissimulant sous le masque de la respectabilité son cynisme et son dédain de l'autre ; ou encore celle du général Mireau, symbolisant la folie des puissants, déconnecté de la réalité des hommes et du terrain, il vit dans un monde d'apparat et de faux-semblant : les dorures et la douce clarté de "son" château s'opposent avec éloquence à l'enfer de boue que vivent ses troupes. Tout pour lui n'est que représentation et vanité : la rencontre avec ses hommes se transforme en parade grotesque, le tribunal devient une scène où le premier rôle lui est dédié, une mise à mort est assimilée à un spectacle pour lequel il est de bon ton de se montrer...
Seulement, malgré son talent et sa verve, Kubrick ne maîtrise pas encore totalement son sujet et Paths of Glory affiche quelques limites. On pourra ainsi regretter une démarche un peu trop démonstrative pour fustiger l'arbitraire militaire, à travers l'opposition entre le soldat humaniste, incarné par l'habituel héros Kirk Douglas, et le général perfide à la joue balafrée... Heureusement, il peut s'appuyer sur des acteurs épatants (George Mcready, Adolphe Menjou) dont la qualité des prestations suscite immédiatement l'adhésion.
Paths of Glory brille surtout par son incroyable efficacité, chaque scène devenant un argument de poids pour le réquisitoire final, alternant les effets de mise en scène mettant en lumière aussi bien la fourberie des hommes que la futilité de leur fonction, laissant transparaître le regard amer que porte Kubrick sur la condition humaine.
Le procès, séquence majeure du film, en est l'exemple le plus probant : il s'étire en longueur, donnant ainsi le temps à la caméra de distinguer le jeu hypocrite des membres de l'état-major, cette élite qui n'hésite pas à s'essuyer les pieds sur l'éthique et la morale afin de rester perchée sur son piédestal. La justice qui est censée y être rendue est aberrante : les mots sont creux, les arguments fallacieux, les protocoles militaires ne sont là que pour garantir la hiérarchie sociale.
Délaissant quelque peu la subtilité – il faudra attendre notamment Full Metal Jacket pour le voir étayer une réflexion plus complexe ou ambiguë - le jeune cinéaste sait se faire virtuose afin de donner chair à son pamphlet. On appréciera notamment son aisance à rendre compte de l'horreur du conflit en alternant plans larges et serrés lors de la séquence de l'attaque suicide ; il suscite parfaitement l'indignation avec ces travellings arrière qui soulignent le grotesque d'un Mireau paradant au milieu des tranchées, avant de fustiger l'inhumanité de ces puissants en saisissant les sentiments de peur et de colère qui envahissent les condamnés à l'approche du peloton d'exécution. Outre le plan visuel, notre homme investi également avec talent la dimension sonore afin de renforcer ses effets (musique rythmique, bruit des bombardements) ou de souligner son regard ironique (c'est la Marseillaise qui précède l'entrée en scène des soldats ou encore, la valse qui retentit lors des fastueuses réceptions du général Broulard).
Peut-être un peu trop démonstratif, le plaidoyer élaboré par Kubrick a le bon goût de fustiger autant l'horreur que l'absurdité de la guerre, tout en abordant une démarche réflexive des plus déstabilisantes, surtout à la sortie de la Seconde Guerre mondiale. Voici les signes, peut-être pas d'un chef-d'œuvre, mais au moins d'un grand film.