Longue est la route des monuments inexplorés, la faute à un retard conséquent : mais plutôt que de céder à une perpétuelle procrastination, mieux vaut se motiver à l’idée de découvrir, lentement mais sûrement, ces chefs d’œuvre d’un autre temps. À une certaine époque d’ailleurs, le Japon exsangue d’après-guerre était sous le joug de l’occupation américaine : cette mise sous tutelle forcée ne fut pas sans conséquence, notamment à l’échelle de la production cinématographique du pays, les films de samouraï souffrant alors d’une assimilation au code des kamikazes.


Figure éminente du pays du Soleil Levant, Akira Kurosawa fut ainsi contraint de ronger son frein pour Les hommes qui marchèrent sur la queue du tigre (autorisé à partir de 1952), mais ce n’est que deux ans plus tard que le cinéaste accouchera de son chanbara référence : Les Sept Samouraïs. Associé d’une renommée internationale irréfutable, celui-ci s’inscrit donc au panthéon du cinéma japonais et bien plus encore, ce grand habitué des tops en tous genres conservant une aura mythique par-delà les décennies.


Reconnaissant volontiers la vraisemblance d’un tel consensus, je ne puis toutefois réprimer une moue au sortir de son visionnage : car oui, le long-métrage possède des atours défiant le passage du temps, mais il subsiste ci et là des éléments affectant de manière tangible sa portée épique – et donc l’immersion. Rien de rédhibitoire assurément, mais il convient de ne pas passer sous silence les bémols que peut receler pareil objet au demeurant intouchable… et qu’importe le risque de s’attirer quelques foudres zélées.


Non exempt de tout reproche donc, Les Sept Samouraïs souffre à mon sens de deux, non, trois écueils majeurs : le premier d’entre eux, le plus nuancé, concerne le fameux Kikuchiyo et son comportement à la limite du burlesque, une succession d’actes dont la théâtralité grandiloquente se veut excessive et, par voie de fait, déconcertante. Pourtant, outre l’interprétation mémorable d’un Toshirō Mifune investi, cet exubérant personnage brille de par son importance cruciale : au cœur d’un récit mêlant habilement le film de sabre à celui historique (ère des provinces en guerre), celui-ci se place à la croisée des classes et devient, en filigrane, le porte-étendard d’un sous-texte critique.


Un sentiment circonspect plane donc avant que Kikuchiyo ne se dévoile, dont l’ascendance paysanne et la révélation s’ensuivant compenseront les nombreux écarts : car à l’image d’un film nullement assujetti au seul carcan de l’action, sa toile de fond sociale conclue avec une amertume criante (nous y reviendrons) s’en assurant, le prétendu samouraï parvient à s’extirper d’un prisme comique encombrant au profit d’une atmosphère nullement légère. Néanmoins, le malheur des villageois, réduit à la consommation de millet en lieu et place du riz réservé à leurs invités, nous amène aux deux et troisième problèmes évoqués : allant de pair, ils ont trait à la menace que représente la bande de brigands, un antagonisme finalement décevant sur toute la ligne.


Certes, l’approche stratégique imprégnée par Kanbei et ses comparses tient la route, tout en renvoyant au statut culte que revêt pareil plan de bataille, mais il n’en demeure pas moins qu’une telle déculotté ne peut que saborder toute ébauche de suspense : déroutes invariables, pression inexistante (car leurs adversaires sont, bien au contraire, tournés en dérision) et têtes de proue aucunement travaillées, ces bandits sont bien en peine de peser au sein d’une ambiance reposant pourtant en grande partie sur un rapport de force déséquilibré. Du moins s’agissait-il d’un a priori somme toute logique, la détresse des villageois corrélée au surnombre de leurs oppresseurs formant la promesse d’un affrontement à l’issue incertaine… si ce n’est carrément un baroud d’honneur.


Mais que nenni : l’usage répété de l’arquebuse comme unique ressort dramatique en dit long sur cette véritable carence en termes de rebondissements, au point de carrément entraîner des incohérences d’ordre historique. Dans l’incapacité de véritablement menacer Kikuchiyo et consorts sans avoir recours à la poudre, nos piètres pillards cristallisent ainsi les limites d’un récit guerrier (presque) à sens unique ; le trépas de quelques figures clés n’a ainsi pas l’effet escompté, Les Sept Samouraïs ne parvenant pas à susciter un véritable sentiment d’urgence en dépit de l’attachement du spectateur pour ces derniers. Ce regroupement de rōnins de tout horizon regorge en effet de portraits brossés avec justesse, d’ailleurs aux antipodes des « All-Stars » propres à un certain Les Sept Mercenaires (Fuqua) : modèle de simplicité et de modestie, même le charismatique et talentueux Kyuzo n’illustre que trop bien la pertinence d’une telle assemblée, parfait écho de cette même intrigue sociétale.


Car si le divertissement d’action laisse en quelque sorte sur sa faim (malgré la superbe BO, très symphonique, de Hayasaka et Satō) ce fameux sous-texte est d’autant plus impactant : les attitudes ambivalentes de certains villageois, saupoudrées d’une teneur retorse calculatrice (le coup du millet), abondent dans le sens d’un récit non manichéen. Loin d’être blancs comme neige donc, la victoire des paysans se détache ainsi d’une conclusion formatée (le remake de son remake) à l’aune du commentaire d’un Kanbei amer et désabusé : nous sommes alors bien loin des standards glorifiant le sacrifice des uns pour le bien du plus grand nombre, l’existence et le dévouement du samouraï s’auréolant d’une futilité tristement ironique.


Si le long-métrage phare d’Akira Kurosawa n’aura pas volé sa réputation, il le doit donc davantage au versant satirique (et ses formidables interprètes) de son récit que sa verve purement guerrière, quand bien même la mise en scène du maître serait excellente. Un chef d’œuvre certain mais perfectible à mon goût en somme.

NiERONiMO
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le 17 févr. 2018

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NiERONiMO

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