Le point de vue japonais ? Pas tout à fait

Saluons d'abord la démarche, d'autant plus de la part d'un patriote comme Eastwood : adopter le point de vue de l'ennemi, ce n'est pas si fréquent. On a vu plein de films sur le débarquement, à commencer par le fameux Soldat Ryan, mais bien peu ont montré ce qu'avaient vécu les soldats allemands, avec empathie. C'est ce que réussit à faire le cinéaste américain, avec quelques dérives que l'on peut - et va - déplorer.

Lettres d'Iwo Jima est donc la réponse en miroir à Mémoires de nos pères. On s'attendait à voir les mêmes scènes d'un autre point de vue, procédé vu entre autres dans Elephant ou Seules les bêtes, que je trouve toujours savoureux. Pas du tout : les points d'attache entre les deux films sont plutôt rares. Quelques plans d'un canon qui tire, quelques situations comme cette grotte aux suicidés japonais, quelques éléments de structure comme le début situé de nos jours et le recours à des flashbacks, l'idée d'une image désaturée pour Iwo Jima s'opposant à des couleurs plus intenses pour les flashbacks. On ne verra pas le Japon comme on pouvait être transporté régulièrement aux Etats-Unis dans Mémoires de nos pères. En tout cas pas le Japon des puissants : c'est plutôt la vie modeste que les protagonistes ont abandonnée qui nous sera montrée. Un boulanger qui a dû laisser sa femme enceinte, un agent de la police militaire qui s'est fait virer pour ne pas avoir abattu un chien.

Car Lettres d'Iwo Jima se situe résolument à hauteur d'homme. Comme dans le premier opus, Eastwood a choisi de faire incarner son sujet par trois figures.

Il y a Saigo, sur qui s'ouvre quasiment le film et sur lequel il se conclura. Le boulanger c'est lui. Il s'oppose dès sa première réplique à la discipline de l'armée : pourquoi ne laisse-t-on pas aux Yankees ce caillou stérile ? On constatera par la suite qu'il ne sait pas tirer. Evidemment il se fait rabrouer par un sergent aboyeur façon Full metal jacket, ou confier les tâches les plus ingrates, l'occasion d'une des rares scènes comiques du film : Saigo a laissé échapper le seau d'excréments, qu'il doit absolument récupérer, fût-ce sous les balles ennemies. Il sera le seul à s'en tirer à la fin, rapatrié sur un brancard. J'ai beau ne pas être porté sur les happy endings, j'étais tout de même soulagé qu'il puisse retrouver sa petite famille ! Le thème de la famille étant central chez Eastwood, on n'est pas surpris outre mesure de ce dénouement. Les fameuses lettres du titre sont d'ailleurs envoyées par les soldats à leurs épouses.

Il y a ensuite le général Kuribayashi. Formé aux Etats-Unis, il en est revenu avec une vision plus occidentale des choses. D'emblée, il remet en cause la stratégie prévue sur l'île, se heurtant sans cesse au fonctionnement de ses amiraux qui contestent sa vision. Il sympathisera avec Saigo, lui confiant même la mission d'enfouir toutes les lettres présentes dans la grotte, ces mêmes lettres qui seront retrouvées 60 ans plus tard et dispersées dans un assez racoleur ralenti à la fin du film.

Il y a enfin le baron Nishi, lui aussi passé par les Etats-Unis en sa qualité de champion olympique. Nishi, c'est la figure du héros classique au sein du trio : beau, fort, brave. Grand ami de Kuribayashi.

On pourrait ajouter la figure de Shimizu : l'ancien de la police militaire, c'est lui. On le prend pour une taupe à la solde de l'Etat Major, il s'avèrera avoir été rejeté par le système. Lui aussi écrit des lettres. Il va sympathiser avec Saigo, avant de choisir de se rendre. Mal lui en prend : il se fait flinguer par un soldat américain qui fait peu de cas du statut de prisonnier de guerre. Surveiller deux gars, ça l'embête, alors il s'en débarrasse tout simplement. Ici, Eastwood a pris garde de ne pas verser dans le panégyrique côté US, cette scène n'étant vraiment pas à l'honneur des Yankees.

Qu'est-ce qu'un héros ? Telle est la question que posent les deux films. La réponse n'est pas la même côté américain et côté nippon. Entre les deux, il y a ce fameux code d'honneur, image d'Epinal associée à l'île du soleil levant, qui veut qu'on se suicide dès lors qu'on n'a pas mené à bien sa mission. Arthur Harari, dans Onoda, ira à l'encontre du cliché puisque le personnage principal y est envoyé sur une île avec un seul impératif : survivre. Eastwood n'entend pas combattre les poncifs, on verra donc cette question de l'honneur au centre du versant japonais de son diptyque.

Avec un point de vue occidental : le cinéaste en montre bien l'absurdité, notamment dans une scène où, plutôt que d'aller tuer le maximum d'ennemis, toute la troupe se fait sauter à la grenade. Il faut noter que nos trois héros vont à l'encontre de ce code d'honneur : Saigo par couardise et pour tenir la promesse de revenir vivant faite à son futur enfant ; Kuribayashi, par réalisme, jugeant que tous les hommes sont précieux et qu'il faut de surcroît qu'ils soient bien traités pour bien combattre ; Nishi par humanisme, considérant qu'un blessé américain doit être soigné si l'on veut qu'il en soit de même côté américain (le sort réservé à Shimuzu sonnera comme un cinglant démenti à cet idéalisme !). Si les deux derniers finiront bien par se suicider, ce sera parce que tout est vraiment perdu pour eux, ce qui est très différent de l’attitude des "suicidés de la grotte".

Eastwood a donc fait l'effort de nous livrer (en version originale de surcroît ce qui est courageux dans un pays comme les Etats-Unis), le visage japonais de cette grande bataille, mais il ne peut tout de même s'empêcher d'exalter les valeurs occidentales (humanisme, réalisme, intelligence tactique) tout en critiquant les valeurs japonaises (soumission à l'empereur, code d'honneur, rigidité). De ce point de vue, Onoda est plus réussi car plus engagé à fond dans sa démarche.

Le point commun aux deux camps, outre l'attachement à la famille restée au pays, c'est le cynisme (ou l'impuissance ?) de l'Etat Major qui laisse la chair à canon faire le maximum sans lui en donner les moyens. Kuribayashi fait d'ailleurs de même lorsqu'on lui demande du renfort : il refuse en se contentant de demander à ses troupes de "tenir". Il faut dire que les troupes japonaises se trouvent vite dans le dénuement le plus complet : plus de munitions d'abord, puis carrément plus d'eau.

Les scènes de combat sont toujours aussi impressionnantes. Mémoires donnait la sensation que les boys se faisaient tirer comme des lapins, Lettres apporte le contrepoint : les pourtant plus de 20.000 combattants japonais semblent une poignée à la merci de l'ogre yankee. Point de vue subjectif pertinent.

Saluons aussi quelques scènes très réussies. Le lieutenant Itô attendant l'occasion de glisser deux mines sous un tank. Le dialogue surréaliste autour de Douglas Fairbank entre Nishi et un blessé américain. L'émouvante chanson d'enfants diffusée à la radio pour glorifier les quelques héros continuant à défendre Iwo Jima - qu'on pourra comparer, dans sa modestie, avec le faste américain de la première partie. La scène de la ceinture protectrice que Saigo essaie de rapporter à Shimuzu, arrivant trop tard.

Il faut encore souligner la beauté de l'image, où les silhouettes sont ciselées dans une ombre omniprésente : en cela le second opus est supérieur au premier. On appréciera enfin que ces Letters tirent moins sur la corde sensible que les Flags. En revanche, le film est un peu long, Eastwood parvenant moins à passionner que dans le versant américain. Globalement tout de même, léger avantage au versant japonais.

7,5

Jduvi
7
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le 29 juin 2024

Critique lue 24 fois

Jduvi

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