Qui est le film ?
Avec Licorice Pizza, Paul Thomas Anderson revient sur son territoire d’origine : la San Fernando Valley, déjà explorée dans Boogie Nights. Mais là où ce dernier scrutait l"industrie du porno dans un Rise and fall, Licorice Pizza choisit un régime plus modeste : une chronique adolescente située en 1973, au moment où l’Amérique traverse crises pétrolière, transformation culturelle et nouvelles formes de consommation. En surface, le film raconte l’histoire d’une amitié-amour entre Gary (Cooper Hoffman) et Alana (Alana Haim), deux figures qui s’éprouvent dans un monde de petits business et de grands rêves. La promesse affichée est double : retrouver l’énergie picaresque des années 70 et proposer une variation tendre, sans cynisme, sur le récit initiatique.
Que cherche-t-il à dire ?
L’ambition du film est claire : montrer que le passage à l’âge adulte ne se fait ni à l’école ni dans les familles, mais dans les récits qu'on se construit. PTA substitue à la structure téléologique du coming-of-age un récit par fragments, fait de tentatives, de ratages et de réinventions. Le cœur du projet est Alana : elle traverse une série d’expériences qui lui permettent d’inventer sa place dans un monde d’hommes, de marchés et d’images.
Par quels moyens ?
Le film se construit en vignettes : business de waterbeds, rencontre avec Jon Peters, La logique n’est pas celle de la révélation, mais de la dérive productive : on essaie, on rate, on reconfigure.
Si Gary déclenche l’action, c’est Alana qui la reconfigure. Son arc n’est pas l’innocence qui cède ; c’est la négociation du pouvoir : devenir objet (modèle, actrice), puis instrumentaliser ces régimes (attachée politique, partenaire commerciale). Anderson déplace ainsi le centre du récit vers une héroïne qui refuse de se laisser définir, même par l’amour.
En exemple marquant, 1973 est l’année du choc pétrolier. PTA y inscrit ses personnages à travers une séquence centrale : la livraison de waterbeds sans essence. Le camion lancé en marche arrière devient la métaphore parfaite : survivre, c’est improviser, s’adapter à la pénurie. Alana prend le volant, et symboliquement la maîtrise du récit.
La scène avec Jack Holden et sa cascade nocturne fonctionne comme une révélation. Elle montre le mythe hollywoodien comme spectacle auto-référentiel ; Alana observe le théâtre masculin et en sort plus lucide.
La différence de dix ans entre les protagonistes (Gary 15, Alana 25) installe un malaise constant. PTA ne cherche pas à le résoudre mais à le travailler : les scènes sont souvent cadrées depuis le regard d’Alana, qui éprouve la gêne, la jalousie, la fatigue de devoir se positionner. Loin de naturaliser la situation, le film l’utilise comme prisme critique pour interroger la norme sociale et la prédation diffuse de l’époque.
Chaque business lancé par Gary (photo, matelas d’eau, show, arcade) est un petit théâtre de séduction et de fiction. Gary performe une confiance de vendeur que la classe moyenne adore ; Alana bute sur la respectabilité (politique, show-biz), zones où l’ascension se paye d’un renoncement. Le film montre comment statuts et accents codent la compétence plus sûrement que la compétence elle-même. Ce commerce est aussi la grammaire du couple : leur complicité s’invente dans les gestes partagés du travail.
Le film ne cesse de rappeler que la Valley est un espace saturé de représentations : plateaux de tournage, affiches, meetings politiques. On ne devient quelqu’un qu’en se montrant, en s’exposant. Anderson filme ce territoire comme une scène permanente où l’identité est à la fois promesse et marchandise.
Courir, conduire, dévaler des rues : le film multiplie les scènes de déplacement. Ces courses ne sont pas seulement énergiques ; elles figurent la construction d’un lien. La dernière séquence, où Gary et Alana se rejoignent en courant, n’offre pas de résolution morale mais une synchronisation : aimer, c’est apprendre à tenir le même rythme.
Où me situer ?
Ce que j’admire dans Licorice Pizza, c’est sa capacité à rendre sensible une époque sans passer par le fétichisme nostalgique. La pellicule, le grain, les musiques incarnent une mémoire. Le film réussit aussi à faire de l’humour un outil critique, capable de montrer l’absurde des rapports de classe ou la violence implicite. Là où je reste plus réservé, c’est dans le traitement du rapport entre Alana et Gary : Anderson joue habilement de l’écart d’âge, mais la dynamique reste parfois piégée dans un romantisme qui adoucit la gêne.
Quelle lecture en tirer ?
Licorice Pizza n’est pas un récit d’innocence perdue, mais une chronique d’essais et d’erreurs dans un monde où tout est déjà marchandisé : les biens, les images, les désirs. Grandir, ici, signifie apprendre à négocier sa place au milieu de flux d’argent, d’affects et de représentations. Le film ne cherche pas à délivrer une morale mais à montrer un apprentissage pratique : comment courir, comment se synchroniser, comment se réinventer au fil des épisodes.