Tort? Jamais. Tord? A la rigueur, comme tout un chacun je suppose. Mais jamais la réalité pour en faire une vérité. A moins que ça ne soit l'inverse. C'est le dilemme de Dupond et Dupont : la dernière lettre change tout. Non, Chris Marker n'en finissait pas d'avoir raison, ni son objectif de capter l'essence des âmes qu'il scrutait. Qu'elles soient végétales ou animales. Son œil bienveillant avait su par exemple si bien capter les portraits de Montand et Signoret qu'on ne peut que regretter qu'il n'ait pas plus regardé au-delà des eaux de l'Atlantique, du côté de chez Sam, à la recherche du temps perdu. Comme un astronome tourné vers le Sud, dans l'épaisseur ténébreuse des cieux, à la recherche d'une comète encore inconnue et de sa chevelure ionisée, attendant ce jour depuis des années, prêt à lui donner son nom. Une étoile filante en l'occurrence, qui n'aura eu de temps tout au long de sa course, depuis son entrée inattendue dans l'atmosphère polluée et lumineuse d'Hollywood jusqu'à sa tragique destinée, que de se consumer. Le temps perdu...


Un temps qui fait défaut au cinéma et qui a cruellement manqué à Jimmy pour s'épanouir personnellement. Un temps trop court donc mais juste assez long pour asseoir sa légende. Énième preuve pour qui en douterait encore que la route vers la gloire, fut-elle éphémère ou au contraire éternelle, n'est qu'une bribe de la longue marche qui mène à la plénitude, à la découverte du visage qu'on aura sur son lit de mort. Pas celui juvénile, soucieux, déconfit et fatigué que dut apercevoir le pauvre bougre dans le rétroviseur de sa Porsche 550 Spyder, le 30 Septembre 1955, à 24 ans, quelques minutes avant son crash. Vingt quatre ans seulement... Si peu et si long. Plus jeune et à la fois plus vieux que moi aujourd'hui. Plus jeune car, de fait j'ai en ce moment même suffisamment d'air pour souffler 26 bougies. Plus vieux car, derrière les barreaux de la cellule qu'Hollywood était en train de lui bâtir et que le tyran Jack Warner lui emménageait, arguant qu'il aurait comme voisin Bogey à sa droite et Cagney à sa gauche, une vitesse le secouait, un mouvement l'ébranlait et une vision l'habitait telle que je n'en aurai peut-être jamais. Une flèche tirée haut dans le ciel et scindant l'air comme la foudre qui jamais n'atteindra sa cible : son identité, son foyer, son "chez lui". De bois, de pierre et de chair, peu importe, son "chez lui" dans lequel il aurait pu être, tout simplement. Un foyer au cœur de l'Indiana, qu'il n'a jamais cessé de fuir et de rechercher, comme sa gloire prophétisée, et qu'il reverra une dernière fois sept mois avant de mourir et qu'immortalisera son ami d'alors le photographe Dennis Stock. La lutte elle-même vers les sommets suffirait à remplir un cœur d'homme... Il faut pourtant imaginer Sisyphe malheureux.


La photographie, comme aimait à le dire Marker, avait tout avoir avec la chasse dans sa démarche, et le photographe avec le chasseur. Mais si le moyen était le même, la fin, elle, différait en tout point : "La photo, c'est la chasse. C'est l'instinct de chasse sans l'envie de tuer. C'est la chasse des anges… On traque, on vise, on tire et clac! au lieu d'un mort, on fait un éternel.". C'est la magie de l'instantané envoyée dans les âges, la projection du regard propulsée dans l'imaginaire collectif. La promotion du gibier du gibet au banquet. Autant qu'une hagiographie de Dean qu'il n'est d'ailleurs pas, Life est le portrait d'un photographe par un autre photographe, un autoportrait par substitution, un relai hommage de 60 ans. Et à l'heure où Magnum Photos se démène pour sauver le fantôme du soldat Capa de la noyade normande, il est bon de rappeler qu'à deux-trois détail près, la plus célèbre coopérative photographique du monde nous a livré certains des plus vibrants témoignages et des plus beaux clichés du monde.


J'aurais pu titrer cette critique "Les gens de Fairmount", tant la nostalgie, la chaleur, la bienveillance et l'humanité qui se dégage du film me rappellent celles du dernier de Huston. Un mec qui aurait par ailleurs adoré filmer la mine éreintée et patibulaire de Stock, tantôt père aimant et généreux apprenant à son fils les rudiments de la photographie, tantôt loser stone et dépravé lui dégurgitant à la figure la pitance de la veille. L'amour de l'art, le goût du beau, l’égout du bar, le bourreau dégueule. Un bon gros loser de naissance lancé dans une sorte de quête inutile et veine, celle de sa vie à côté de laquelle il passe désespéramment depuis 26 ans. Life. Un personnage qui aurait donc, vous l'aurez certainement anticipé, également largement assouvi les délires des Coen. Un type à la Llewyn Davis, que rien ne semble épargner, pas même le talent, à la recherche de ses traits. Une toile vierge à la recherche d'un coup de pinceau. Un artefact sur une feuille blanche, un petit trait vertical recherchant désespéramment ce point qui ferait de lui un "i" ou au contraire l’assiérait définitivement dans sa condition de "l". Du chaos dans l'âme quoi. D'où la rencontre stimulante sur les plans artistiques et personnels de ces deux âmes en peine, l'un photographe, l'autre acteur, tout deux débutants mais déjà essorés, véritables spectres arpentant les soirées mondaines et les tapis rouges, dans les rues inondées de New York et dans les vastes étendues enneigées de l'Indiana.


Comme dans chacun de ses précédents films, la distance trouvée par Corbijn vis-à-vis de ses personnages sonne juste. Elle est l'artisanerie d'un grand maître de la photographie, l’orfèvrerie d'un homme du métier, et confère a son œuvre sa noblesse, son atemporalité (j'irai même jusqu'à dire son irréalité), sa superbe : ni trop distante, ni trop intrusive, elle épouse parfaitement la silhouette de ses sujets, en sonde l'âme et leur réserve une part d'ombre mystérieuse. La distance idéale, parfaite. Le juste milieu entre la naphtaline d'un Rembrandt (avec toute le respect que j'ai pour ses toiles évidemment), et la curiosité malsaine d'un Bukowski. Un numéro d'équilibriste admirable. Époustouflant. C'est chanter l'amour et ses lendemains pluvieux dans une même balade.


L'autre tour de force opéré par Corbijn dans Life prend racine dans le méli-mélo, que dis-je, le gang-bang incestueux dans lequel s'ébattent et se livrent corps et âmes les trois stars du film : Dane Dehaan, Robert Pattinson, et lui-même. Pattinson parce que, dans la peau du photographe arriviste et frustré, il assiste à l’éclosion de la star annoncée, du phénomène mondial, de l’idole des adolescentes qu'il fut il n'y a pas 5 ans. Il traque sa proie et troque sa fourrure de gibier pour le gilet de chasseur. Dane parce que de Dehaan à Dean il n'y a qu'un pas, deux lettres en fait, qui lui renvoient ce que l'industrie du cinéma aurait pu lui réserver en d'autres circonstances. Une manière de comprendre, de conjurer son sort, une catharsis. Corbijn enfin parce qu'il déploie avec Dehaan la même opiniâtreté dont fit preuve Stock avec Dean en son temps pour le convaincre d'entrer dans la danse, en résonance avec son instinct incertain et embrumé d'alcool, de nicotine et de doutes. A travers son objectif, il refait vivre la légende et s'amuse scrupuleusement à reproduire les clichés qui firent leur gloire.


Life est le chef d'oeuvre d'un artiste qui a compris que le hors-champ comptait tout autant que le cadre, que le silence en disait aussi long que les mots, que le génie d'un homme était fait de vitesse pure. Une onde dans le vide. A l'épreuve du temps. D'ombre et de lumière, de plein et de vide. Ou plutôt de lumière dans les ténèbres, et de plein dans le vide, en mouvement perpétuel, insoupçonnable, imprévisible. Life c'est la légende ébrouée de son fard, le mythe nu. L'épopée d'un électron dans le vide, d'une étincelle dans l'abîme. Et au fond de ce voyage, il y a l'amitié humaine. Le reste est silence et cicatrices. L'un reste et l'autre part.

blig
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le 10 sept. 2015

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blig

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