Life Itself
6.8
Life Itself

Documentaire de Steve James (2014)

Un documentaire sur un critique de cinéma, la matière est assez rare pour qu’elle suscite l’intérêt. Traiter de la cinéphilie au cinéma relève du défi, disons-le. C’est une question passionnante mais, en tant que challenge délicat, souvent négligé. On a fait beaucoup de films sur le milieu du cinéma, du côté des créateurs, et très peu du côté des spectateurs. Le problème se situerait au niveau de la mise en scène : comment filmer le langage sur le film ? Comment trouver le bon de point de vue pour observer finement la passion de l’image, son analyse débordante, sa lecture parfois irrationnelle ? Surtout, chacun semble posséder une image absolue du cinéaste – de l’artiste. On le dépeint en homme possédé par son art, intransigeant sur ses choix, ou (plus rarement) obligé à affronter le compromis. Quant au cinéphile, au critique d’art, quelle image nous renvoie-t-il ? Chacun chérit la sienne propre, chacun formule une idée de sa cinéphilie. Toujours singulière. Et la carence en la matière s’expliquerait ainsi.

En cela, "Life Itself" peut se prévaloir d’être un de ces films à aborder la question. Deux heures sont consacrées au critique américain Roger Ebert. Cette promesse, puisqu’elle est rarement formulée, exerce une attraction irrésistible. Y verra-t-on un documentaire définitif sur la cinéphilie, ne serait-ce que par le parcours d’un critique renommé ? Il faut être franc, la déception l’emporte. Sur la matière passionnante qu’il traite, le documentaire fait le choix de l’évocation minimum. Critique américain massif et espiègle, Roger Ebert est peu connu en nos contrées, beaucoup moins que Pauline Kael. Lorsqu’on ne connait pas le personnage, "Life Itself" reste à la surface des choses. Prenant le parti pris de l’hagiographie, la parole est forcément univoque : Ebert était un grand, un immense critique. Mais de son discours sur le cinéma, on en entend et apprend peu. Il a été ébloui par "Bonnie & Clyde" à sa sortie en 1967 (mais c’était aussi le cas pour Pauline Kael, son acte fondateur tel qu’on nous le raconte volontiers). On aperçoit comme à l’improviste quelques cinéastes qu’il a défendus, Scorsese, Bresson ou – plus étonnant – Russ Meyer. Le récit biographique l’emporte haut la main sur le discours cinéphilique. Il ne nous est pas permis, presque interdit d’avoir une idée du discours qu’Ebert tenait sur les films. Pour lui, qu’est-ce qui était vital, qu’est-ce qui était interdit au cinéma ? Quelle éthique défendait-il ? Les passions, les dégoûts ? "Life Itself" reprend, dans une première partie, tous les codes du documentaire glorificateur et ne les bouscule pas. On a déjà assisté des centaines de fois à ce déroulement de témoignages unanimes, ces zooms sur photos d’époque, ces extraits infimes, bien vite recouverts par la parole des témoins, de documents télé.

Ici, en l’occurrence, la frustration se fait plus vive. Ebert connut son heure de gloire en passant de la presse écrite à l’animation d’un talk-show, dans lequel il débattait des sorties de la semaine avec son partenaire Gene Siskel. La teneur de leur dialogue qui eut lieu à l’écran durant des dizaines d’années, on ne peut guère en juger. Pas un extrait qui dure, qui laisse la parole se développer. Ce que le documentaire souligne, en revanche, c’est le formidable impact culturel qu’avait le duo. Ils avaient leur marque distinctive : « two thumbs up ». Si les deux aimaient le film, ils levaient le pouce. Sinon ils le tendaient vers le bas. Ce signe amer, précurseur de Facebook. L’image est largement reprise dans le film, presque cruellement. On entrevoit des statuettes de pouce doré dans la demeure d’Ebert. Pour aller plus avant dans son discours critique, il faudrait passer par les textes et les émissions, il n’empêche. Ce que "Life Itself" donne à voir de la cinéphilie de son personnage, passe par ce symbole. On sait que l’appréciation d’un film ne peut se résumer à cela. Que ce pouce est trop réducteur, trop simplificateur – un peu révoltant, au fond. On se doute qu’Ebert devait apporter de la nuance et de la précision dans son discours, mais le film ne s’y aventure pas.

Pourtant, presque malgré lui, "Life Itself" possède véritablement quelque chose d’éclatant et de tragique. Il suit un mouvement qui prend par surprise, dont il tire une force d’autant plus grande qu’elle subjugue par sa quasi-radicalité. Au moment où Steve James entreprend sa réalisation, Ebert connait ses derniers instants d’existence, rongé par un cancer. Dès les premières minutes, il est filmé dans son lit d’hôpital. Le film entame son parcours rétrospectif avec cette ombre planant sur son relief lisse et unanime, elle se fait de plus en plus pressante dans la seconde partie. La maladie est filmée frontalement. Ebert ne peut alors plus parler, ni manger, ni boire. Il n’a plus de mâchoire. Il s’exprime par l’intermédiaire du logiciel de synthèse vocale de son ordinateur. Ses phrases, amples et intelligentes, sont formulées par un timbre digital, haché et impersonnel. Il y a là un contraste frappant, et étrange, que le documentaire compose à merveille.

C’est avec son regard sur la maladie et la mort que "Life Itself" révèle son acuité. Le geste documentaire nous prend à rebours, il en est d’autant plus beau. Il choisit, consciemment, en composant avec la nécessité intolérable de la situation, de garder à l’état d’ébauche ce portrait du critique. Voire de le négliger. Il choisit de mettre au cœur de son montage l’ultime soubresaut de vie de quelqu’un qui fut par ailleurs critique. "Life Itself" n’élude pas la douleur de la situation. Il y a quelques images d’"Apocalypse Now", qu’on aperçoit avec le profil tranché par la lumière de Marlon Brandon, et c’est comme si sa réplique finale (The horror, the horror…) s’étendait alors avec une intensité singulière. Certaines images, certains instants sont dévastateurs. Mais la dignité d’Ebert est aussi retenue, sans en grossir le trait outre mesure. Celui-ci garde plusieurs reparties d’un humour net et cinglant, ayant pleinement intégré qu’il était envers et contre tout le héros du film. Est-ce son amour du cinéma qui le porte ainsi dans ses derniers jours ? Steve James ne l’explicite pas, le spectateur le pourra.

Le préambule de "Life Itself" est très beau et l’est d’autant plus lorsqu’on y revient au terme du film. Tiré des mémoires d’Ebert - le documentaire en garde le titre -, c’est un petit discours sur la nécessité du cinéma comme moteur d’empathie, permettant de s’extraire de son identité pour aller vers l’autre et le comprendre. Et c’est finalement ce que le documentaire reprend et accomplit. Même si pour cela, il doit sacrifier son sujet naturel. La valeur et la beauté (funèbre) de "Life Itself" tient donc en ceci : les questions qu’il oublie volontairement de poser et, contre elles, les ultimes instants de vie qu’il filme et affronte.
Pepito-Bleu
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le 13 oct. 2014

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