The Jinx
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The Jinx

Série HBO (2015)

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Beverley kills (réflexions sur The Jinx et Making a Murderer)

Deux séries documentaires, portant chacune sur une affaire criminelle, ont été diffusées aux États-Unis en 2015 : The Jinx puis Making a Murderer. J’ai d’abord vu Making a Murderer. La série m’impressionne, voulant y donner suite, j’entame The Jinx. Dans ces conditions, je n’ai pu la voir qu’en miroir de l’autre, avec une résonance souvent vertigineuse. En dehors de toute considération sur la nature spectaculaire et fascinante des affaires en elles-mêmes et de leurs protagonistes, The Jinx sombre dans la plupart des écueils évités par Making a Murderer. La série en fait même sa sève, à tel point qu’elle en devient un contrepoint quasi-maléfique, avec un acharnement qui passerait pour volontaire, si la chronologie de leur diffusion ne contredisait cet aspect.


Si l’on ne peut s’empêcher de comparer les deux séries, c’est évidemment qu’à partir d’un canevas plutôt similaire (très grossièrement) elles empruntent des chemins radicalement opposés. Il faut déjà insister sur la nature documentaire de The Jinx et Making a Murderer. Les deux épousent ce projet commun, la volonté de composer avec ce matériau nécessaire de l’image "réelle" pour tenter d’en faire surgir une vérité jamais mise à jour par la justice américaine. Bien plus, elles se rejoignent également sur le fait que ces images doivent être orchestrées, dans un élan narratif qui ne fait défaut à aucune d’entre elles. Robert Durst et Steven Avery sont tous deux des personnages, certes aux antipodes, mais traités comme tels et dont on narre les écueils sur une large période (presque trente années).


Mais, pour en venir à l’écriture à proprement parler, The Jinx fait le choix de dédoubler ce que son sujet contient de déjà fictionnel. S’il faut résumer les deux séries, on en vient souvent à dire : dans un film, ce serait tiré par les cheveux, on n’y croirait pas. Comme si l’invraisemblable et le vertigineux déjà actifs dans son récit ne lui suffisait pas, The Jinx ajoute encore par-dessus une nouvelle couche de fiction. Les scènes-clés qui jalonnent la vie de Robert Durst sont toujours retranscrites dans des tableaux docu-fiction à l’esthétique kitsch et outrancière. La série s’ouvre sur la découverte d’un corps dépecé sur la plage de Galveston, Texas : on voit ainsi dès la première image une voiture de police lentement approcher sur le bitume, un inspecteur en sortir et se planter face au lieu macabre, balayé par la lumière bleu-rouge du gyrophare. Plus tard, on apprend que Durst s’est disputé avec sa femme avant de peut-être passer à l’acte. On impose alors une scénette avec deux acteurs, visages dans la pénombre, se lançant des coups au ralenti, devant un âtre rougeoyant. Le reste est à l’avenant. Andrew Jarecki, showrunner de The Jinx, ne laisse jamais hors-champ ce que l’affaire peut receler d’éléments indécidables, ou d’inquiétude fantasmatique. Il faut que ce soit visualisé. Il faut que ce soit esthétique. Il faut rendre fictionnel un vécu qui l’est de toute façon déjà en germe. On a déjà avancé l’idée que le peuple américain avait profondément intégré son cinéma et désormais ne pouvait s’empêcher de vivre à travers ce double imaginaire. The Jinx, dès son générique chargé et électrique, vient alors surenchérir sur un inconscient qui se révèle autrement plus passionnant s’il n’est qu’en suspens. La série dans son ensemble n’est plus que de la mise en scène proclamée, lourde, presque gênante, d’un fait divers glaçant et mystérieux.


A l’opposé, Making a Murderer table sur l’image en dur. La série brasse un magma d’archives et de documents officiels. Tout y passe, entre autres conférences de presse, reportages de télés locales et scènes captées sur le vif. De ces images sans fard (on perçoit souvent le flou caractéristique des caméscopes de l’époque), Moira Demos et Laura Ricciardi tirent une véritable écriture sérielle, structurée avec une science du montage impressionnante. Chaque épisode comprend une progression dramatique tangible, où cohabitent la minutie du geste documentaire et la tension du récit. Nulle reconstitution, donc. Quand The Jinx appelle à la fébrilité, au maniérisme, Making a Murderer se cantonne à l’instant brut, présent dans le champ de la caméra. Longues vidéos d’interrogatoire et de procès, où le temps semble s’alourdir, s’ankyloser. Mais la série appelle aussi à la projection d’un hors-champ, par exemple via ses photos, portraits de famille délavés qu’on nous présente régulièrement, la teintant alors d’une humeur mélancolique. Sur l’insouciance qui précède l’évènement terrible. La série tire en partie sa puissance de ce qu’elle refuse : commentaire off explicatif, montage bousculé, mise en image trop léchée. Elle parvient à un portrait tentaculaire de l’Amérique avec la seule intelligence de sa construction. Pointant à la fois les inégalités sociales, la corruption, les rouages d’une justice aveugle, la tyrannie des médias, Making a Murderer déroule un spectre insoupçonné et présente aux institutions de son pays un cauchemar tant refoulé. Une charge politique, lentement accumulée, assumée. C’est finalement ce portrait soudain élargi d’une Amérique brisée qui s’impose, celui dont personne ne veut, qui sous son aspect presque horrifique interroge l’esprit même du pays.


On voit bien ce qui sépare The Jinx et Making a Murderer au seul niveau de l’écriture. Mais il y a encore un aspect beaucoup problématique qui achève de les opposer : la position des créateurs face à leur sujet. Dans Making a Murderer, celle-ci est assez simple. Bien qu’elles défendent un point de vue (l’innocence d’Avery), les deux réalisatrices se contentent d’accompagner le cours des évènements. Il n’y a pas de coup de force de leur part. Elles ne cherchent pas à aller à l’encontre du récit et présentent un rapport qui semble relativement fidèle à la réalité des faits. The Jinx s’avère en revanche très épineux à ce niveau. Dans les derniers épisodes, en mettant la main sur un élément-clé de l’affaire, négligé jusque-là, Andrew Jarecki et son équipe décident de l’utiliser pour servir ce qui deviendra le climax de la série. A cet instant, ils brisent un équilibre déjà instable et leur regard dérive pour se faire surplombant. Ils veulent, en démiurges, se libérer des chaînes imposées par le cours naturel des évènements, cherchant à en créer de leur propre main. L’épisode final met donc en scène une longue préparation, montée en épingle. Les créateurs prennent seuls la lumière, s’agitent à leurs bureaux, étirent le temps. Jusqu’à l’ultime scène, leur coup de maître. Fébrile, le souffle coupé, le spectateur voit défiler le générique et s’interroge, un peu démuni.


Il y a là un véritable problème éthique. Peut-on distordre à ce point l’évènement qu’on documente pour l’asservir à sa propre vision ? The Jinx voulait boucler l’affaire, et surtout son arc narratif, envers et contre tout. Le spectacle domine. On ne peut pas savoir de façon claire si ses créateurs ont aussi cherché ces contradictions, voulu cette gêne, pour l’intégrer à l’expérience. Infiniment roublarde, bouffie et pompière, The Jinx est dans le même temps une série qui pose (peut-être sans le vouloir) des questions passionnantes sur le voyeurisme et l’identité du documentaire à l’ère de Twitter.

Pepito-Bleu
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le 2 mars 2016

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