On pourra toujours reprocher à Arthur Penn d'arriver un peu tard dans la bagarre, prolongeant, à défaut d'initier, un combat mené bien avant lui par Wellman (Buffalo Bill), Daves (Broken Arrow), Ford (Cheyenne Autumn) et quelques autres. Seulement, avec Little Big Man, l'originalité est à rechercher dans ce style si particulier, mélange improbable entre lyrismes, humour et cynisme, accouplé à une liberté de ton sentant bon le Nouvel Hollywood et les années 70. Le plaidoyer pour la cause indienne trouve ainsi une résonance nouvelle, peut-être plus humaniste, avant de se muer brillamment en parabole sur le destin des États-Unis.


Les premières images, avec cette vision d'un Dustin Hoffman ridé, plus que centenaire, sont pour le moins troublantes : à quelle époque sommes nous ? Qui est cet homme ? Quelle est sa fonction dans l'Histoire ? Les questions s'entrechoquent et restent sans réponses ; logique car notre pauvre caboche est trop habituée à observer le monde de sa propre petite lorgnette. Or si la vérité existe, elle n'est pas l'apanage d'un homme, d'une culture ou encore d'une Histoire... car celle-ci est toujours écrite par les vainqueurs avec le sang des vaincus. Anti-héros par excellence, Jack Crabb n'écrit pas l'Histoire, il va la subir, bon gré mal gré ... C'est ainsi qu'il se présente, comme étant le seul blanc qui a survécu à Little Big Horn, en sachant qu'officiellement il n'y en a aucun ! Oublié par tous, même par la Mort, cet éternel spectateur de la vie peut enfin avoir une raison d'être, celle de colporter la petite histoire, pleine de vérité et de fureur, qui est celle des perdants, des losers, celle des Êtres Humains.


En confiant le rôle du narrateur à un personnage bâtard, mi-Indien mi-visage pâle, Penn se démarque immédiatement de la mythologie du western : refusant de privilégier une culture par rapport à une autre, il va les mettre sur un même pied d'égalité. Pour ce faire, son héros est un candide qui va découvrir ces deux cultures comme un nouveau-né ouvrant les yeux sur le monde.


L'innocence berce les premières années en terre indienne, tout n'est qu'insouciance, jeu et balade en cheval. Les premières ombres au tableau sont amenées par l'homme blanc qui brûle, tue ou saccage. À partir de cet instant, plus rien ne sera comme avant : propulsé soudainement dans la vie adulte, notre candide se cherche une identité, une place dans le monde, dans l'Histoire. Chez les Indiens, tout est simple et limpide : sa générosité et sa bravoure sont reconnues, il est Little Big Man ! Chez les Hommes blancs, par contre, tout est plus compliqué car leurs valeurs semblent viciées : les vertus de la religion et de la morale sont professées par des libidineuses, quant aux valeurs du libre commerce, elles sont défendues par des charlatans. Il n'est pas aisé de se faire une place dans un tel monde, gangrené par la débauche et l'hypocrisie. Même les as de la gâchette n'ont rien de glorieux, ce ne sont que des tueurs sanguinaires, froids et sans état d'âme. Jack tente de s'intégrer dans cet univers, mais en vain : il est soi un ridicule Soda Pop Kid, qui fait dans son froc au moindre coup de feu, soit un pitoyable escroc qui finit couvert de goudron et de plumes.


Ne sachant pas s'il faut rire ou pleurer de cette mascarade ridicule qui se veut si sérieuse, Arthur Penn investi le terrain de la fable picaresque, aiguisant ses armes sur l'autel de la satire, trempant sa plume dans une ironie grinçante et vivifiante. Humour et drame vont ainsi se succéder sans fin, donnant à Little Big Man l'étrange allure d'un film insaisissable. On ne sait pas toujours quoi penser de ces personnages tantôt bouffons tantôt tragiques, on ne sait pas toujours quoi ressentir entre ces passages railleurs et ces instants sombres ou mélancoliques. En tout cas, c'est cette subtile alchimie entre gravité et légèreté qui donne toute sa saveur au film. Et même si certains traits de caricature sont un peu trop grossiers, tout cela reste très appréciable, grâce notamment à des acteurs irréprochables (le duo Hoffman/Faye Dunaway est pour le moins savoureux !).


Au fur et à mesure que l'aventure progresse et que nous nous approchons de la fort attendue bataille de Little Big Horn, le désenchantement gagne progressivement l'écran et le cœur de notre héros. L'humour badin se raréfie, la chaude intimité du tipi se désagrège, la nature, elle-même, revêt les couleurs froides de la mort. Débarrassé de sa candeur, Crabb voit le monde comme il est, à savoir fou, violent et absurde. Mais toutes les folies ne se valent pas nous souffle Penn, celle qui anime Peau de la Vieille Hutte n'altère en rien ses valeurs humaines. Cette folie douce, cette foi en l'Etre Humain, le fait traverser sans encombre le champ de bataille, le sourire aux lèvres. Il est invisible aux yeux des tuniques bleus, aveuglées qu'elles sont par leur haine vengeresse. La vraie folie, c'est celle qui pousse l'homme à la guerre, au meurtre, à l'assassinat collectif. C'est celle qui anime Custer, faisant couler le sang de famille entière sous le son de Garryowen. C'est la même qui pousse l'armée ricaine au massacre au Vietnam. Menant sa parabole jusqu'au bout, Arthur Penn nous laisse sur le constat désenchanté d'un monde terni par la vraie sauvagerie de l'homme, celle de la guerre :


"That's the story of this old Indian fighter. That's the story of the Human Beings, who was promised land where they could live in peace."




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le 26 sept. 2023

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Procol Harum

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