La mémoire n’est pas soluble dans l’eau…

Dans sa filmographie déjà conséquente et tôt récompensée - cinq longs-métrages avec celui-ci, trois courts-métrages et une participation à un film collectif -, Amat Escalante (né le 28 février 1979 à Barcelone, mais de nationalité mexicaine -) a habitué son public à la monstration d’une violence sans complaisance mais d’une crudité qui visait à ne rien masquer de son caractère insupportable.

Avec un art consommé de l’ellipse, la même violence s’exposera ici dès les premières scènes ; violence politique, s’exerçant de façon brute à l’encontre d’une activiste écologiste s’opposant à l’exploitation d’une mine, violence qui ne peut s’accomplir qu’avec la complicité de la police. Dans ces scènes inaugurales assénées comme autant de coups de poing et suivies d’une grande ellipse temporelle que l’on ne comprendra que peu à peu, le réalisateur mexicain retrouve ses coupes à l’écran rouge déjà pratiquées dans son long-métrage Los Bastardos (2009), et reprises dans son court Mercedes (2014), sortes de giclée sanglante à la fois exposée et sublimée qui lui permettent de dire très crûment la violence tout en ne s’y vautrant pas avec une complaisance ambiguë.

Le rythme se calme ensuite sans pour autant perdre en intensité, puisqu’une tension constante s’installe à travers un jeu du chat et de la souris dans lequel il devient vite malaisé de s’assurer de qui est le chat et qui est la souris. Emiliano (Juan Daniel García Treviño), dont on comprendra qu’il est le fils de l’activiste disparue, trouve le moyen de s’infiltrer et de prendre rapidement le rôle de factotum dans la luxueuse villa de Rigoberto Duplas (Fernando Bonilla), dont il soupçonne l’implication dans la disparition de sa mère. L’homme est un artiste en vue, flanqué d’une épouse vedette de la télé, Carmen Aldama (Bárbara Mori), et d’une fille star des réseaux sociaux, Monica (Ester Expósito), qui ne vit que pour pouvoir poster ses expériences et recueillir des flots d’amour virtuel.

À la fois souple, reptilienne, et cadrant impeccablement, comme un regard qui ne lâcherait pas sa proie, la caméra d’Adrian Durazo suit au plus près ce jeu de chasseur et de dupe à la fois. D’abord seul doté de l’œil inquisiteur, puisqu’il traque des preuves tangibles attachées à sa mère disparue, Emiliano se découvre pris, depuis plus longtemps qu’il ne pouvait le supposer, dans le savoir et l’œil autrement perspicace, autrement machiavélique, du créateur qu’est Rigoberto… Un renversement qui rejaillit sous forme interrogative et potentiellement autocritique sur le réalisateur lui-même et le jeu qu’il conduit auprès de ses acteurs, dont tous ne sont pas issus du milieu professionnel. Une curiosité à la fois auto-investigatrice et questionnant la miscibilité des différentes strates sociales qui animait déjà son premier court-métrage, Amarrados (2002).

Car l’homme est visiblement plus ami des questions que des réponses, plus ami des complexifications que des simplifications. C’est ainsi que chaque classe sociale singulière est davantage saisie dans ses méandres et ses paradoxes que dans sa schématisation : les milieux humbles se voient dotés d’une lucidité que leur refuse souvent l’intelligentsia ; quant aux castes dites privilégiées, elles n’apparaissent telles que de l’extérieur, et de loin. Leur approche dévoile leurs folies, leurs rancœurs, leurs haines, leurs tourments, leurs frustrations, et leur rapport peut-être moins cynique à la culpabilité qu’il n’y paraissait d’abord.

Sur les rives d’un lac de barrage dont l’eau invasive et faussement placide semble receler plus d’un secret, et au son lointain des détonations de mine, comme une sourde menace, Amat Escalante, avec Martin Escalante en coscénariste, portraiture implacablement les ravages du politique sur la sphère familiale et orchestre un drame en huis-clos vastement ouvert, traversé d’un ample et douloureux souffle tragique.



Critique également disponible sur Le Mag du Ciné : https://www.lemagducine.fr/cinema/critiques-films/lost-in-the-night-film-amat-escalante-avis-10063524/

AnneSchneider
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le 4 oct. 2023

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Anne Schneider

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