Lux Æterna
6.5
Lux Æterna

Moyen-métrage de Gaspar Noé (2019)

19 mai 2019. Minuit passé, la Croisette s’agite. Que diable se passe-t-il ? Le nom de Gaspar Noé est sur toutes les lèvres. L’ébullition est bien présente, les cœurs battent à tout rompre. On s’interroge alors sur le mystère derrière ce Lux Æterna : une histoire de lumière éternelle ? Lumière de projection ? Histoire de flashs et de latinistes confirmés ? Les sorcières sont-elles de sortie ? Peut-être. Invitation en poche, nous pénétrons dans le Grand Théâtre Lumière à la recherche d’une expérience, que dis-je, d’une aventure cinématographique. Sur le tapis rouge, quelques cavaliers de l’apocalypse préparent leur entrée. Ça clope, ça papote, ça rigole, ça pue la classe. Surgit alors cette envie soudaine de frotter le crâne de Gaspar pour le polir un peu. Diamant brut ? L’éclat est là, aucun doute. Jamais vu un mec qui portait aussi bien la porn moustache : au fond, c’est un peu notre Magnum chauve à nous, qui préfère les lunettes fumées aux chemises hawaïennes. Et si ça fume autant sur le tapis, derrière quelques paires de « sunglasses », c’est peut-être pour nous donner l’avant-goût d’un film qui sentira bon le brulé de rétine. Le temps de balancer une dernière clope sur la carpette rouge, et c’est parti, les marches se montent. Frémaux attise l’excitation, plaisante un peu et place la séance sous le signe d’une « tradition ». Provocation ? Lux Æterna n’a pourtant rien d’un film à interdiction. Incandescent, il émane de ce moyen-métrage une force brute, vive et intense.


Et même si la maison Saint Laurent (et Anthony Vaccarello, son directeur artistique) chapote le projet – intégré à un ensemble artistique nommé Self –, jamais elle ne semble brider les envies du cinéaste. Comme une invitation à la prise de risque, à une création sans entrave, à un cinéma qui affirme sa radicalité, sa singularité, sa folie. Car chez Noé, il est toujours question de pulsions incontrôlables, de démence et de démesure. Tourmentés, ses films traquent la vie dans l’horreur, la réalité derrière la fiction, la libération dans l’aliénation. Des films trempés dans l’acide en somme. Dans Lux Æterna, la création mène inévitablement au chaos ; et le chaos à un acte de création pure. Quelque chose semble alors nous inviter à la plus fascinante des catharsis ; une virée en Enfer où l’illusion percute violemment la réalité et où les leçons de cinéastes sont élevées en paroles d’évangile. Lux Æterna serait-il lui-même une référence à l’album magnétique de William Sheller, à la composition chorale de Ligeti ou au morceau phare de Clint Mansell pour Requiem for a Dream ? Aucune idée. Qu’importe, Lux Æterna se suffit à lui-même et impose son ensorcellement. Face au plaisir de la citation, Noé – cinéaste sous influences – cherche surtout à bâtir une réflexion sur l’image et à promouvoir un cinéma qui ose : s’il cite Fassbinder, Godard, Dreyer, Pasolini ou encore Buñuel, c’est bien pour réaffirmer sa croyance en l’expérimentation visuelle et narrative. Pourtant, point de religion ici, si ce n’est celle de l’image démiurge. Une image qui dégénère, qui se démultiplie et qui finit par être absorbée par elle-même.


Lux Æterna est un film qui cherche constamment la décomposition, qui ne cherche l’unité qu’à travers son envers du décor. Un décor qui se traverse et qui expose cet art du faux. Ludique dans son errance, il impose surtout son (faux) questionnement méta cinématographique, son apologie de l’artifice : comment fabriquer un film ? Faut-il passer par un processus aussi douloureux ? Faut-il perdre contrôle pour créer quelque chose ? Pour capter l’inattendu, le vrai ? Il y a quelque chose de follement spontané dans cette démarche ; comme une fragilité en force ou la force en fragilité. Noé filme ainsi un tournage névrosé, toxique, diabolique, irréel ; convoquant aussi bien la fièvre babylonienne d’un Kenneth Anger que la folie baroque d’un Ken Russel. C’est dans cette instabilité générale que Noé s’amuse à revisiter l’art du split-screen (dans une décomposition clinique similaire à L’étrangleur de Boston), à amplifier le vrai par le faux, à entrechoquer des images jusqu’au déraillement. Pour quel résultat ? Abâtardir un plateau de tournage jusqu’à ce qu’il n’en reste plus rien ? Jusqu’à ce que le film se noie dans son ébullition de couleurs et de cris ? Absolument.


Noé nous le confirme une nouvelle fois : « Vivre est une impossibilité collective » et dans le studio, personne ne vous entendra crier. Quelques énergumènes sur un plateau suffisent alors à amener la catharsis : des parasites, des emmerdeurs, des prédateurs, des inquisiteurs prêts à tout pour empêcher une vision de s’accomplir. La satire touche juste : entre rapports de domination et paroles nocives, Noé interroge la place de la femme sur un tournage où les hommes tentent constamment de prendre le pouvoir. Entre actrices harcelées et égos en roue libre, Lux Æterna impose son ballet de corps et de sournoiseries là où la chorégraphie semble entièrement construite autour de l’épuisement et de l’égarement. Noé nous accompagne dans cet embrasement : il nous égare le temps d’un prologue documentaire pour mieux nous lessiver par la suite dans sa machine stroboscopique. Comme s’il cherchait à déconstruire la folle animation du Belladonna de Yamamoto ou à reproduire la violence des flashs finaux du Looking for Mr. Goodbar de Richard Brooks. 15 minutes purement sensorielles où les corps s’agitent mais où le regard, lui, reste statique ; comme hypnotisé par cette épilepsie de cinéma et ce plaisir qui en résulte, plaisir affirmé par Fiodor Dostoïevski dans L’idiot : « la sensation de vie, la conscience de soi-même paraissaient décuplées dans ces moments fulgurants. » Et la salle trembla, littéralement.


Face à ces images qui éprouvent notre cornée, impossible de fermer les yeux ; la fascination est totale. Interminable, le final semblerait incarner un prolongement de l’épilogue tournoyant et clignotant d’Irréversible. L’expérience vire alors en test de visibilité, ou plutôt d’illisibilité. Jusqu’à finir par accueillir totalement la lumière et ne laisser aucune place à l’obscurité. Spectacle de thaumaturge ? Sans aucun doute. Il y a là quelque chose d’inachevé et de fougueux, d’inclassable et de superficiel. Lux Æterna est-il pour autant vain ou tape-à-l’œil ? Peut-être. Car le film ne cherche aucunement une porte de sortie ni la résolution d’une quelconque intrigue. Mais l’intérêt n’est pas là, il est ailleurs. Il est dans ce mouvement ininterrompu, dans cette liberté de ton et d’action, dans ce format qui ne cherche qu’à embrasser le chaos, dans cette folle énergie qui conduit inévitablement à l’extase. Ne reste alors qu’à s’abandonner à cette fièvre, à cette convulsion faite film, magnifiquement photographiée par Benoît Debie. Mais ce serait oublier le plus beau moment du film : cette discussion passionnée au coin du feu où la Dalle et la Gainsbourg bavassent autour des sorcières, du sexocide et du métier d’actrice. Tout repose sur l’improvisation, sur cette énergie naturelle qui émane du duo. Béatrice Dalle impose sa présence – charismatique, libre, je-m’en-foutiste – débitant des anecdotes avec ardeur et assurance sur le magnifique adagietto de Mahler. La frontière se fait alors fine entre réalité et fiction. Y croire ne tient qu’à nous ; et à un peu de sorcellerie.


Cette sorcellerie, c’est d’embrasser un processus, des phases, des étapes créatives, du calme de l’idée à la folie de sa mise en images. Noé se place-t-il au cœur des ténèbres ? Dans la pure lignée des tournages chaotiques, d’Apocalypse Now à La Porte du Paradis ? Lux Æterna cherche volontairement le désordre, comme s’il fallait faire face au démon, le défier, pour le concurrencer avec cette chose nommée cinéma. Le découpage épouse naturellement ce chaos, créant une cacophonie visuelle et sonore jusqu’à l’éclatement, jusqu’à l’éblouissement, jusqu’à l’aveuglement. Jusqu’à toucher quelque chose d’opératique. C’est un peu comme un sort qui nous serait jeté. Car le cinéma, c’est un peu de la sorcellerie au fond : on rapproche des espaces, des êtres, des images ; on brouille les frontières entre réel et illusion ; on manipule les regards et on crée de la vie sur un écran. Et on finit par regarder un film comme si c’était un rêve. Tout y est à la fois jubilatoire et exténuant, là où l’horreur amène toujours une forme d’euphorie.


Le chaos généré par Noé semblerait presque faire office de cri de détresse, celui d’un cinéma qui a besoin de vivre autant que de survivre. Surtout à une époque où le risque s’efface devant le profit, où l’on parle de consommateurs au lieu de spectateurs et où l’industrie détruit tout potentiel artistique. Chronique vaine d’une autodestruction annoncée ? Peut-être. Et même si le caractère sulfureux de Noé s’estompe ici, son Lux Æterna demeure un fabuleux requiem pour un écran « dégénéré », un écran bien vivant qui n’a rien perdu de sa superbe. Lux Æterna voudrait ainsi épouser son propre chaos, plonger son spectateur dans la plus ludique des convulsions et jouer avec le feu sur son beau bûcher de vanités. C’est un film qui nous ballote et nous entraine dans son mouvement ; telle une valse interminable où l’on se marcherait constamment sur les pieds avant de trébucher, fatalement. C’est un film qui nous réveille, nerfs et cœur, et nous laisse bouche bée face à son épuisante symphonie du désordre. Ne dit-on pas qu’il faut crier comme des diables pour être entendu du paradis ? Rassure-toi Noé, ton cri nous a mis en transe. Tel un mystificateur qui apporterait un peu – voire beaucoup – de lumière dans ces ténèbres de réalité.


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blacktide

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