J’ai adoré mais je crois avoir perdu 10 points de QI

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Bizarrement je le sentais pas. Retrouver une énième fois Lucchini en grand bourgeois dans une espèce de romance entre un pécheur de moule pauvre et l’ainée de la famille des riches ne m’inspirait pas. En fait quelques éléments déjantés dans la bande annonce m’avaient attiré mais bon, une bande annonce c’est un peu comme un profil tinder, on ne sait jamais ce que ça vaut vraiment au final et ma copine va me chevrotiner les molaires si elle tombe sur ça.


En fait rien ne pouvait me préparer à Ma Loute. Enfin presque, il y avait bien P’tit Quinquin en 2014, courte série TV passée à Cannes à la quinzaine des réalisateurs sous la forme d’un film de 4h, mais j’avais fait l’impasse. Bruno Dumont était encore pour moi le réalisateur de Hors Satan et de Camille Claudel 1915 : un prof de philo passé derrière la caméra, doué mais austère. Arrive alors Ma Loute comme arrive le TGV de 9h05 sur une marmotte. Le grand écart entre son premier film, La vie de Jésus, et celui-là est de ceux propre à relativiser l’espace-temps.


Ma théorie c’est que Bruno Dumont est un mec cultivé, intelligent, qui aime son pays (la côte d’opale, le nord du nord plus ch’ti tu meurs) et qu’il s’est servi de toutes ses particularités, comme l’étrange blockhaus de béton néo-égyptien de la famille bourgeoise où les passeurs, les paysans qui font traverser à bout de bras la baie aux cossus voulant éviter de pourrir leurs chaussures, pour créer un écrin bucolique avant d’y fourrer au tractopelle un condensé de la bêtise humaine. A l’image de Luchini, bout de course d’une lignée de consanguin, bercé tellement près du mur qu’un pan entier lui en est tombé dessus, capable de s’extasier avec lyrisme un quart d’heure montre en main sur une plante verte… Et le reste ! Oscillant entre l’hystérie, la quantité non orthodoxe de chromosomes, la bigoterie, le fond du fond du tonneau de l’intelligence que l’on ne peut départager de leurs homologues paysans. Tronches incroyables recrutées on ne sait où, tellement paumés dans leurs cambrousses qu’ils ont développé des coutumes dignes des nanars italiens des années 80.


Et alors au fur et à mesure que l’on voit ces plans parfaits où les personnages semblent jouer des perspectives pour se retrouver sur toute la largeur de l’écran avant de redevenir une partie du décor, ce choix de cadre sans hasard aucun, pour présenter un ballet de cas sociaux, preuves vivantes que Darwin s’était trompé sur toute la ligne, on finit par craquer. Par craquer dur.


Un liquide blanc coule de nos oreilles et on rit. On rit de voir ce sens du rythme tenant plus de l’asphyxie autoérotique que du cinéma, ces scènes beaucoup trop longues comme celle centrée sur quatre attardés de la vie sur des transats en équilibre instable pendant cinq interminables minutes. C’est beau comme une peinture et crétin comme un balai. On rit pour la trentième chute de l’inspecteur machin et ses trois cent kilos de chair grinçante à chaque mouvement, orchestrés par un bruiteur du septième cercle des enfers. On jubile de la musique absente sauf les rares scènes où elle se fait trop grandiose, donc pompeuse au possible. On se retrouve à se marrer comme un con en apercevant le blanc des yeux de l’inspecteur Malfoy au bénéfice d’un gros plan que l’on croyait signifiant. Bien sûr que non, il les lève en l’air et c’est tout. On entame sa scission lorsque le pire de tous regarde droit devant lui, comme dans un Godard s’adressant au public, pour sortir en guise d’épiphanie une pénultième énormité.


Ce film c’est la bombe atomique du cinéma français, du cinéma tout court, c’est un morceau d’absolu qui tord tout ce à quoi on a l’habitude de voir, qui ne ressemble à rien, qui a l’immunité totale face à toutes les règles qui font cet art depuis deux siècles. Putain Bruno je t’ai suivi, tu as fait une œuvre immensément riche, sans un détail au hasard alors qu’ils sont tous en trop. Ce film, tu l’aurais filé à n’importe quel producteur sain d’esprit, il t’en aurait gardé quinze minutes à condition que l’infarctus lui en laisse une chance. Ce film on l’a foutu à Cannes, ce film c’est un obèse qui court (à petites foulées) sur la croisette tenant en guise de flamme olympique un gigantesque doigt à destination de tous ceux qui n’ont pas compris que cet art n’a aucun sens si l’on ne s’y jette pas à fond.


Alors oui le rythme est parfois lent, l’humour volontairement répétitif, souvent putride, l’histoire inutile et on comprend une phrase sur deux, mais ma loute c’est comme découvrir que ça fait du bien de se passer le cerveau au mixeur, la définition parfaite du burlesque.

Cinématogrill
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le 14 mai 2016

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