Chaque famille a ses proverbes, et combien de fois ai-je entendu chez moi répéter cet adage : « on ne traverse pas un marais, on le contourne». Autant dire qu’en assistant à la projection du dernier opus de Bruno Dumont j’ai eu l’impression que le réalisateur me faisait à travers l’écran un clin d’oeil tonitruant en forme de bras d'honneur : « eh bien moi, ma loute, je mets les deux pieds dedans ».


L’art et la manière ? Moi j’aurais plutôt envie de dire l’art est la manière. Celle de Dumont ici rime avec ensablement volontaire. Certains films effleurent, le sien s’enfonce. D’aucuns manient l’allusion et l’implicite, mais ici le choix est du côté adverse : remplir, redire, jusqu’à l’écoeurement. Comme si toute surface, trompeuse et trop fragile, n’était qu’un piège à défoncer à grand coup de bélier pour s'y vautrer plutôt que de s’y laisser prendre.


Si le mystère qui semble dérouter les deux Laurel et Hardy policiers prend pour eux le visage de la disparition, pour le spectateur de ce carnaval grimaçant la sensation est tout autre : tout s’étale sous ses yeux, en long en large et en travers, tout est trop là. De la réalité comme un repas tellement riche qu'il ne passera pas. S’étale ai-je écrit. Mais justement, que font d’autre les personnages de ce vaudeville consanguin, entre Labiche et Famille Fenouillard, que s’étaler à longueur de temps ? Des corps en chute permanente, de guingois, les uns sur les autres et tout le monde par terre. Entre deux eaux, la morte et puis la mer. La chute chez Dumont est comme l’horizon : toujours recommencée, sans fin, pour rien. Manifeste ultime, manifeste du manifesté, qui à force de dire à tue-tête finit par ne rien dire, borborygmes d’une humanité condamnée à mal vivre de ne savoir bien se taire.


Etrange vase clos, tout rempli de vase et de pourriture, où qui veut faire la bête s’envole et qui veut faire l’ange tombe. Ici, ça trébuche, ça roule, ça se cogne, le monde vu comme une énorme centrifugeuse projetant ses éclats vers le haut comme vers le bas mais où jamais rien ne se pose. Pas plus les corps que les questions. Reste à la fin un goût amer en bouche, salé comme l’océan. Celui qu’aurait la vie crue, d’un rouge de la chair sans apprêt déchirée : la vie qui obstinée choisirait de ne plus faire confiance aux traitres apparences.

Chaiev
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le 13 mai 2016

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