Mad God
7.1
Mad God

Long-métrage d'animation de Phil Tippett (2021)

Mad God nous dégoûte de la première à la dernière minute par l’intérêt pris à la matière en transformation, à tout ce qui coule, vomit, écrabouille, dissèque à vif ; en cela, l’aspect grouillant du microcosme proposé, qui réussit à tirer une homogénéité d’un agrégat de pièces détachées hétéroclites, semble être la condition nécessaire à notre immersion dans un no man’s land qui interroge l’humanité ainsi que les puissances de destruction et de création à l’œuvre dans l’univers – en témoigne la projection ultime dans le macrocosme. Ainsi, Phil Tippett rappelle que la finalité de l’animation est d’« animer », de donner un souffle à ce qui n’en a pas ou plus, en l’occurrence ici aux dernières formes vivantes que l’industrialisation galopante ne cesse de broyer : il refuse la singularité de la matière humaine, confondue avec l’animale et exploitée comme toutes les autres (métal, ciment, paille…), c’est-à-dire écrasée, brûlée, noyées, pulvérisée, décapitée. Il prend soin de représenter les fluides qui entrent et sortent du corps : les créatures défèquent un peu partout tout le temps, vomissent, perdent beaucoup de sang ; elles ne parlent pas, communiquent dans la douleur, et les quelques paroles prononcées en anglais, en italien ou en français ne sont que des vectrices de violence.

Pourtant, au plus profond des êtres se trouve un trésor, dégradé lui aussi en pièces de monnaie et bijoux, que sort des entrailles un chirurgien sadique ; même le nouveau-né, entité monstrueuse, est ravi par le croquemitaine aux allures de médecin de la peste, avec son masque en bec de corbeau, pour être pressé et transformé en poussière dorée. Nous retrouvons là la notion d’alchimie et la dynamique de création et de destruction, revisitée par un artiste qui se met en scène de façon excentrique ; car la noirceur générale ne doit pas voiler l’ironie mordante : nous empruntons la yellow brick road du magicien d’Oz, protégée des regards indiscrets par des pavés noirs, nous croisons deux personnages jouant aux cartes et buvant le thé dans un service en porcelaine, inspirés de Lewis Carroll etc. Le film est ainsi un cimetière de références, et ces horribles visions empruntent pour l’essentiel à la religion juive : le Lévitique est cité en ouverture, le Créateur porte une kippa, l’amoncellement de valises ou la dissection des corps pour en extraire leurs richesses font écho à la Seconde Guerre mondiale, la composition de certains plans évoque les peintures de Felix Nussbaum. Il mobilise une histoire de l’art allant de Jérôme Bosch à Otto Dix en passant par les statues orientales – qu’il range à côté d’un porc géant coiffé d’une toque de cuisiner ! – et les installations d’art contemporain, représentant le gémissement d’un bébé par écrans interposés ; il jette au sol la statue de Beethoven, place dans une casse son robot ED-209 conçu pour RoboCop (Paul Verhoeven, 1987) et sur une table d’opération une créature poilue tout droit sortie de Star Wars, deux licences pour lesquelles Tippett avait signé l’animation stop motion.

Ce faisant, il compose un cauchemar apocalyptique aux antipodes des utopies colorées du divertissement d’animation contemporain, avec ses personnages bavards aux grands yeux attachants et ses scénarii cousus de fil blanc. Dans le cas de Mad God, le scénario se limite à une mission manquée, et les yeux, organes omniprésents, évoquent tantôt le regard du créateur, scientifique fou qui prête son nom au film, tantôt la pulsion scopique d’un spectateur figuré par une foule hilare devant les sévices du héros, scène qui offre une mise en abyme pertinente, tantôt la posture de témoin du personnage principal qui circule tant bien que mal parmi le chaos ambiant, et par les yeux duquel nous découvrons et endurons ce monde aux reflets du nôtre. Bien plus déstructuré que Metropolis (Fritz Lang, 1927), comme l’atteste la dispersion de la carte en petits morceaux, plus radical encore que le déjà radical 9 (Shane Acker, 2009), Mad God donne vie à une dystopie terrifiante, curieusement hors du temps, qui réactualise les visions totalitaristes et anarchiques d’artistes tels que George Orwell (1984), Alan Moore et David Lloyd (les albums V for Vendetta publiés en 1982 et 1990).

Fêtons_le_cinéma
9

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le 24 avr. 2023

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