Légèrement décevant sur son dernier opus hollywoodien "Stoker", Park Chan-Wook revient en puissance avec "Agassi" ou plutôt "Mademoiselle", un long métrage machiavélique en trois parties se déroulant pendant la première moitié du XXe siècle dans une Corée administrée par les forces japonaises. Le film s'articule autour de Hideko, jeune héritière nippone fortunée installée depuis son enfance avec son pervers d'oncle aux penchants sadiques, amateur de littérature licencieuse japonaise et d'estampes shunga dans un lieu on ne peut plus original et singulier : une sorte de manoir britannique fin de siècle jumelé à une maison traditionnelle japonaise en pleine Corée. Depuis son plus jeune âge, Hideko travaille sa diction et participe aux séances de lecture de littérature érotique organisées par son oncle auxquelles sont conviés d'autres vieux pervers japonais ventripotents prêt à dépenser une bonne fortune pour acquérir ces ouvrages et fantasmer à distance sur les doux mots de la comtesse. Les ouvrages vendus sont en fait des faux exemplaires dûment recopiés et falsifiés par l'oncle qu'il met aux enchères à la fin de ces séances secrètes.


Rentrent ensuite en action deux autres personnages centraux qui sont rapidement au courant de cette supercherie : Sookee (la sublime Kim Tae-ri) et le dit "comte" issus de la même famille/mafia coréenne de faussaires receleurs. Conscients qu'il y a dans cette histoire plusieurs deniers à gagner, les deux se lancent dans un projet machiavélique de manipulation et de jeu de rôle : Sookee devra jouer la servante de Hideko et devra tout faire pour lui faire aimer le comte avec qui elle devra se marier ôtant de facto l'héritage à son oncle. Une fois ce plan achevé, les deux personnages feront croire à la folie d'Hideko en la plaçant dans un hôpital psychiatrique avant de repartir avec l'argent de l'héritage ainsi que les bijoux et autres magnifiques vêtements d'époque que possède la jeune femme. Les bases de ce thriller grinçant sont posées, les personnages ont leur rôle bien en place et l'on jubile à l'idée que ça va mal tourner.


Dans ces précédents films, Park Chan-Wook nous avait habitué à une violence exacerbée et sans retenue à l'écran, "Mademoiselle" est moins marqué à ce niveau là que ces prédécesseurs. La tension habituelle générée par les pulsions violentes qui traverse ses films depuis "Sympathy for Mr. Vengeance" est remplacée dans "Mademoiselle" par une tension érotique et sexuelle continue tout le long du film. Sookee tombe facilement sous le charme d'Hideko, de son innocence et de sa fragilité, et se sent rapidement très attirée par cette femme ce qui l'expose face à un dilemme affectif tiraillé entre l'idée de repartir avec l'argent ou avec l'amour. Ces sentiments viennent compromettre contre son gré le plan initial. On avait l'habitude en regardant un Park Chan-Wook de détourner au moins deux ou trois fois le regard de l'écran quand il était question d'arracher une langue par ci ou d'amputer un membre par là, ici le cinéaste ne renie pas à ses vieux démons et vient ajouter à l'écran (par l'image, par le son, par la mise en scène) plusieurs petits détails et éléments qui dérangeraient presque le spectateur pour faire monter, pour alimenter cette tension sexuelle tous le long du film (bruit de succions, frottements, gémissements, effleurements, caresses, gestes équivoques en veux-tu en voilà, scènes de sexe entre femmes plutôt dénudées disons le ...). Tous ces éléments viennent nourrir ce flux de tension érotique permanent qui circule entre les deux femmes et entre tous les personnages à plus large échelle.


Mademoiselle est en réalité un film où chaque manipulateur est en fait manipulé, où chaque personnage est dupé au moment où il ne s'y attend pas. En cela, Mademoiselle rentre parfaitement dans les codes du thriller coréen classique où les thèmes du complot et de la manipulation physique et psychologique sont très souvent présents. Park Chan-wook arrive, grâce à une écriture plutôt fluide et en construisant son film en trois parties correspondant à trois points de vue de l'histoire, à densifier son scénario, apporter des explications au spectateur, remonter le fil de l'histoire pour mieux sublimer sa noirceur perverse et érotique. On notera tout de même la très belle photographie du film, l'atmosphère fantomatique de ces lieux hantés tout droit sortie de l'imaginaire japonais, ces visages à la blancheur des poupées bunraku, ces plans méticuleusement soignés (les scènes de lecture) et j'en passe. Park Chan-Wook étoffe son univers graphique avec des symboles empruntés à la mythologie érotique nippone (le poulpe visceux, les cordes du kinbaku, les boules de geisha, ...). On regrette peut être le fait que le puissant courant affectif qui circule entre les deux femmes ne soit pas plus développé vers la fin du film (alors qu'il est magnifié dans la première partie), il est finalement limité au stade du désir sexuel et la répétition de scènes à tendance saphique pourra perturber certains.


Alors certes, Park Chan-Wook ne fait pas dans la demie-mesure avec "Mademoiselle" mais il faut avouer qu'on savoure un cinéma qui excite tous les sens, une prouesse visuelle à la beauté subtile, qui plus est drôle. Un film qui tourne également en dérision les rapports tumultueux entre japonais et coréens avec une certaine finesse. On en redemande.

GabriëlSalmon
8
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le 21 mai 2016

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Gabriël Salmon

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