La question est sur toutes les lèvres. Si évidente que l’énoncer à voix haute n’amènerait que gêne et rires embarrassés. Posons là tout de même pour le plaisir de la déconne : MANDIBULES est-il un film qui fait mouche ? La réponse, elle, n’est pas aussi simple. « Faire mouche », c’est devenir le sujet d’un film. Mais « faire mouche », c’est aussi toucher le centre de sa cible. Autant dire que la cible que vise MANDIBULES est aussi étroite que la sagesse d’esprit d’un Donald Trump. Et avoir le cerveau mal irrigué, c’est justement la ligne de conduite de la nouvelle escapade de Quentin Dupieux. Dans ce film joyeusement crétin – qui ne ferait pas de mal à une mouche –, le cinéaste continue son exploration d’un univers irrationnel où l’insolite (et la bêtise) est élevé au rang de norme, du prologue jusqu’à la fin. Tout le propos du film, c’est la digression dans l’absurde, dans un monde où la connerie est la norme et où les mouches géantes peuvent trouver un foyer. Ainsi, le seul moyen d’avancer, c’est de s’enliser dans un enchainement de galères. « J’ultravois le tableau ». Une mouche géante et deux hurluberlus un peu toqués qui s’improvisent dresseurs d’insecte malavisés, c’est le pitch invraisemblable de la nouvelle farce de Quentin Dupieux ; une bizarrerie pleine d’ondes positives où le décalage tient moins à la présence d’une grosse mouche qu’à celle de deux loosers magnifiques. Plus vivant mais paradoxalement moins exaltant que ses précédents films, MANDIBULES s’impose comme un Dupieux légèrement en pilotage automatique ; un peu trop sage et jamais vraiment transcendant. C’est un film qui se prend par les cornes ; mais qui paradoxalement, se laisse rapidement apprivoiser. Taureau émotion ? Non, plutôt taureau déception.


Savoureux à défaut d’être inoubliable, MANDIBULES rejette tout désenchantement et impose une forme de réconfort dans le portrait complice de deux paumés qui ont le « cool » dans la peau. Puisque ce qui est au cœur de MANDIBULES, c’est ce duo, c’est le Palmashow, c’est David Marsais et Grégoire Ludig, alias Jean-Gab et Manu. Le temps d’une amitié construite autour d’un check, Dupieux semble renouer avec Steak ; les bottines et les 4x4 en moins, la coupe mulet et le vélo licorne en plus. Comme souvent, tout repose sur l’écriture, les personnages et leurs interprètes. Et là encore, Dupieux s’impose comme un formidable directeur d’acteurs. Outre la singularité du Palma, c’est bien Adèle Exarchopoulos – à contre-emploi – qui s’impose comme une bombe comique ; dans un rôle de « grande gueule » totalement réjouissant. Ce qui ne manque pas de faire de MANDIBULES une drôle de bestiole cinématographique. Paradoxalement, face à la courte durée du métrage, le film prend son temps ; joue sur l’hédonisme, sur la douceur de vivre, sur la tendresse plus que sur la dynamique, les enjeux ou les objectifs narratifs. C’est dans ce délaissement, ce dépouillement, ce rejet des conventions narratives que Dupieux arrive à construire un nouveau mode de narration, libéré de tout code (ou presque).


Face à cet ordre dans le désordre, Dupieux continue de normaliser le décalage quitte à le rendre « logique ». La logique est propre à l’univers ; c’est l’irrationnel comme mode de fonctionnement. Au Poste déjà manifestait de cette envie de démonter l’ordinaire, de le dérégler simplement et de le déranger jusqu’à ce que le monde ne veuille plus rien dire. C’est pour ça que Dupieux aime toucher au langage, s’amuse à le pervertir ou à le rendre non-sensique. Il y a dans MANDIBULES – comme dans la plupart des films de Dupieux – cette possibilité communicative unique où chaque personnage, chaque groupe d’individus, a son expression particulière, son langage, son dialecte. Poésie de l’andouille ? Certainement. Toujours guidé par l’invention (et la réinvention), Dupieux nous entraine dans un univers bâtit sur de la non-ambition, de la naïveté, de la débilité, décomposant la folie du langage, des comportements, des intonations de voix – et des volumes comme des modulations – là où les personnages se construisent autour d’une aliénation normalisée. MANDIBULES tient davantage de l’étude de caractères humains ; de ce langage que l’on se crée et qui peuple un univers parallèle qui n’est pas le nôtre. « C’est strange, non ? » Dans ce langage minimaliste et répétitif, parsemé de checks improbables, de verlan (« téma ») et d’anglicismes, Dupieux renvoie à un retour à l’enfance, à une crétinerie primitive comme pour mieux découvrir un monde sur laquelle la réalité, la normalité et la conventionnalité n’ont aucune prise. C’est alors perdre ses repères pour en acquérir de nouveaux. C’est apprendre une nouvelle manière de s’exprimer par la fiction pour faire face à une réalité défaillante. Dans cette logique, la musique encadre le film mais n’en fait pas parti ; sans doute parce que la musique à prendre en compte est celle de la langue, des dialogues et de l’interaction sociale.


Son MANDIBULES se pare d’un matériau plus synthétique que son Au Poste, plus organique même que le corps de Kim Kardashian. La mouche – bien palpable – n’est au fond qu’un prétexte à un récit « libre », à un buddy movie entre deux valseuses qui ne savent pas tellement où elles vont. Une mouche ? A quand le film sur des dresseurs de puces ? On aurait peut-être même au fond pu s’accommoder d’un sèche-cheveux. Moins irrévérencieux qu’un Blier, MANDIBULES a au moins pour lui son sens de la simplicité improbable : la force du film est de savoir utiliser son minimalisme comme un outil au service de son concept. Mais c’est aussi sa limite. Si Le Daim arrivait parfaitement à enfiler cette veste conceptuelle jusqu’au bout, Dupieux n’égale pas ici cet exploit et s’enlise dans ce vagabondage un peu vain qui ne génère que frustration face à cette impression de vide, de facilité et de bêtise. Reste ce sentiment d’assister à quelque chose d’inabouti, à un sketch si étiré autour d’une « idée-gag » que la chute perd en intérêt. Et si Dupieux a l’habitude de faire des films « en fuite » qui ne sont ancrés ni dans une époque particulière ni dans une société particulière, MANDIBULES semble davantage incarner un film en fuite de lui-même. Car ce qui était auparavant frais et spontané devient maintenant la « norme Dupieux ». Désormais, le « What The Fuck » ne surprend plus (ou peu).


MANDIBULES s’impose alors comme un film linéaire, bizarrement harmonieux, où les sorties de route apparaissent toujours contrôlées. Contrairement à ses précédentes réalisations, l’angoisse n’accompagne plus son sens de l’absurde. Il faut désormais composer sans ; et face à MANDIBULES, on en vient parfois à regretter les relents fétichistes et morbides du Daim. L’épure de la photographie propre à Dupieux est toujours là ; mais au lieu d’apporter de l’étrangeté, elle renforce ce sentiment d’évasion, d’été perpétuel, de vacances, de liberté. Un sentiment d’insouciance – comme dans un film de Richard Linklater – qui tend à faire disparaître la mise en abime pour aborder quelque chose de plus humain, de moins méta, de plus positif ; quelque chose de l’ordre d’une naïveté presque enfantine. Car MANDIBULES est une ligne droite, brève, qui ne pousse pas à la réflexion mais amène au contraire à la « déréflexion », au dérèglement de la raison dans une structure décomplexée dans tous les sens du terme. « Tu captes ou t’es con ? »


Et si Polnareff affirmait qu’une « mouche c’est vraiment bête à tuer », Dupieux ne vient pas le contredire et fait au contraire de sa mouche géante une bête dans un monde de bêtes. S’embarquer dans un film sans réfléchir, c’est un peu le propre de MANDIBULES au fond. Anomalie ? Non, tout au plus une animalerie. Heureusement, Dupieux s’y connaît en mécanique du rire plus qu’en élevage de mouche. Et pourtant, MANDIBULES n’arrive à produire qu’un léger bourdonnement qui agace plus qu’il n’amuse. Dans ce regard « crétin », Dupieux en appelle très certainement à la grammaire du « dumb movie », genre comique singulier faisant de la connerie l’essence même des films. On pense alors aux comédies des frères Farrelly dans ce qui serait une version édulcorée, inoffensive et hésitante de Dumb and Dumber ou de Frangins malgré eux. On pense aussi parfois aux Sales Histoires avec Albert Dupontel et Michel Vuillermoz ; ne serait-ce qu’au travers de ce même duo crétin, de ce même regard caméra final et de ce goût pour la farce de mauvais goût. Mais MANDIBULES choisit de dilater le temps et de s’étirer dans l’improbable. Le turbo-débile ne fonctionne malheureusement qu’à moitié ; la faute à un traitement qui manque de jusqu’au-boutisme et peine à se renouveler en cours de route. On cherche un peu trop la finesse là où la bêtise pourrait être moins innocente. Il manque justement au film cette bêtise crasse, cet humour qui chatouille et titille gentiment les zygomatiques. Si l’on n’attend pas un grattage de couilles ni un humour qui colle un peu trop aux doigts, on attendait davantage de Dupieux, davantage de relâchement et de liberté dans la conduite de son récit. Et si l’on peut saluer la force tranquille de la connerie, celle-ci manque un peu de saveur pour pleinement dérider quelques visages. Qu’importe, personne ne vous verra sourire derrière votre masque. Salace ? Non, plutôt ça lasse. Une douceur, rien de plus.


Taureau ? « On fait ça un peu sans raison » s’étonne l’un des deux comparses. Faut dire qu’on l’avait un peu deviné. Et si Romeo Elvis questionne le sens d’un tel geste (le fameux check), c’est qu’il n’a pas ouvert le journal pour consulter l’horoscope du jour. Grave erreur. Car pour les taureaux, la période s’annonce idéale pour envisager une reconversion (« éleveurs de mouche », peut-être ?) et leur compagnie sera « appréciée, recherchée, voire plus si affinités ». MANDIBULES s’apprécie justement pour cette recherche de compagnie et ces affinités créées en agitant l’index et l’auriculaire dans la main d’un autre comparse. Et si « sous l’action d’Uranus, notre Taureau sédentaire décide de changer d’air », c’est peut-être pour aller s’enfermer dans une salle obscure à la recherche d’un air climatisé ou simplement d’un film à regarder. Mais faut-il laisser le succès potentiel de MANDIBULES entre les mains de quelques (pas très) voyants ? Non, mieux vaut compter sur vous, chers spectateurs, et sur la nécessité de retourner dans les salles de cinéma, histoire de sympathiser avec une mouche qui cache deux taureaux en fuite vers l’avant. S’inquiéter pour le non essentiel, c’est peut-être au fond le message essentiel de MANDIBULES. Car oui, la nouvelle frasque de Quentin Dupieux permet l’évasion dans un contexte encore plombé par les « confinements » ; et un film sans restriction, n’est-ce pas ce qu’il nous faut actuellement ? Mais surtout, n’oubliez pas : le dernier qui voit MANDIBULES en salle est fan de Phil Collins.


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le 19 mai 2021

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