Mank
6.3
Mank

Film de David Fincher (2020)

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Cette obscure clarté qui tombe des étoiles

Ce qu’il nous reste du cinéma, ce que l’on en retient, ce sont les noms. À l’image du walk of fame pavé d’étoiles serties de patronymes de réalisateurs, réalisatrices, acteurs, actrices, ce qui construit notre mémoire du septième art, plus que les images, paradoxalement, ce sont ces noms d’abord exhibés en générique de début, aujourd’hui cachés comme ennuyeux dans le déroulé de la fin. La politique des auteurs développée par les critiques français dans les années 50 n’a fait qu’accentuer cette idolâtrie du patronyme, cette création du génie réalisateur, cette consécration de l’Auteur, le seul et l’unique important dans l’œuvre. C’est ainsi que David Fincher, pour son regard vers l’industrie Hollywoodienne, titre son film avec un nom, ou du moins avec un surnom, pour construire une légende, une bien plus oubliée, celle de Mank, Herman J. Mankiewicz, scénariste à Hollywood mais surtout du film si culte, si connu pour son aspect révolutionnaire : Citizen Kane d’Orson Welles.


La scène d’ouverture du film introduit immédiatement cette question du nom lié au culte. Herman Mankiewicz est conduit entièrement plâtré presque dissimulé, puis il est alité et on lui fait la présentation de son entourage. Lui-même, on ne sait pas qui il est, son nom n’est que celui que nous avons vu au générique alors qu’Orson Welles, physiquement absent, est pesamment présent dans la discussion, mentionné à plusieurs reprises par son simple prénom « Orson ». Alors qu’il apparaît pour la première fois, au téléphone, il est immédiatement iconisé par la voix incroyable de son interprète mais aussi par la mise en scène avec cette plongée en gros plan de lui de dos, entièrement nappé de pénombre. Intimidant, géant, il est à la hauteur de sa légende déjà tatouée dans tous les esprits alors que Mank est allongé, dans la moitié inférieure de l’écran, vulnérable et diminué à notre regard. Le plan suivant présente un Welles en contre-plongée et nimbé de lumières, dans une loge. Il est le cinéma, il est une pure star auréolée d’étoiles électriques, il est ce que notre regard veut voir : un mythe, une icône. Mank, au contraire, n’est rien de tout cela car, après tout, il n’est qu’un homme majoritairement non-crédité. Le récit du film a pour ambition de dévoiler les noms, de montrer ce qui se cache derrière ces listes que l’on débite.


Les scènes de name-dropping peuvent ainsi faire peur et passer pour inaccessibles mais, selon moi, le film ne demande pas à ce que l’on connaisse toutes les figures qu’il présente. A contrario, l’œuvre pointe la vacuité de ces noms que le cinéphile le plus pointu connaîtra, pour démontrer l’idée que nous avons réduit un art à une liste et que nous avons oublié la plupart des figures les plus importantes. Ce n’est pas pour rien que le suicide déchirant d’un caméraman, Shelly Metcalf, est effacé avec le montage par l’enterrement d’un producteur, Irving Thalberg. Grâce à qui avons-nous eu des films ? Qui avons-nous retenu ? Les noms laissés par l’histoire de l’art ne font qu’en cacher d’autres et il n’y a pas tant de fierté à se targuer de les connaître. Shelly Metcalf est un personnage entièrement fictif (l’un des seuls du film), ce qui appuie cette idée que c’est tout un monde que nous ne connaissons plus et qui a par là-même disparu de notre réalité. David Fincher poursuit ici un propos qu’il brasse depuis longtemps dans son cinéma, la fausse identification qu’est le nom : le « His name was Robert Paulson » de Fight Club ou l’oubli d’Eduardo Saverin qui n’est plus que le collaborateur de Zuckerberg dans The Social Network en sont quelques exemples. Dès lors, le dernier combat dans Mank mené par son protagoniste est la volonté d’avoir son nom au générique. La victoire qu’il obtient auprès d’Orson Welles, à l’époque, est teintée d’une mordante ironie dramatique, aujourd’hui : qui se souvient qu’Herman Mankiewicz a co-écrit ce film ? Orson Welles, ce monstre de cinéma, a pris toute la place. Mank tend à expliquer qu’un nom ne veut rien dire, il n’est qu’arbitraire (jusque dans l’orthographe de Mankiewicz avec ce « z » qui ne sert à rien, comme le fait remarquer Herman), il ne désigne aucune vérité. Néanmoins, en même temps, il permet de tisser des liens. Ainsi, la scène du film qui est peut-être ma favorite, et qui m’a le plus touchée, serait le dernier entretien entre Herman Mankiewicz et son frère Joseph Mankiewicz, un dialogue durant lequel les deux frères que tout semble séparer, qui sont foncièrement différents, se rendent comptent qu’ils sont aussi semblables par leur audace. C’est alors avec fierté que Herman prononce « A Mankiewicz » alors que Joseph s’éloigne en voiture. La véritable grandeur d’un nom, ce n’est pas l’histoire qui la retient mais c’est la façon dont ceux que l’on aime le prononce. Les deux noms Jack Fincher et David Fincher qui se succèdent dans le générique sont, de ce point de vue, d’autant plus émouvants.


Ces figures oubliées permettent surtout à Fincher de pointer dans son film tout ce que cache le système Hollywoodien aujourd’hui idolâtré et aimé. Shelly Metcalf est instrumentalisé pour faire perdre un candidat démocrate, il devient le seul coupable et représente cette face cachée d’un Hollywood prétendant faire des films apolitiques mais qui ne faisait que véhiculer un propos républicain et conservateur. C’est la MGM et sa figure de proue L. B. Mayer qui est l’une des idoles les plus directement critiquée. Présenté d’abord en dandy sur un tournage puis en homme violent, il est à l’image des films de son studio – qui a fini par s’élever et est resté dans les mémoires pour ses comédies musicales qui promulguaient derrière leurs immenses numéros un rêve américain absolu et soi-disant accessible, un mythe du self made man. Ce n’est qu’un être bruyant, un être de spectacle, une image qui cache tout un propos bien plus insidieux. Il montre la contradiction terrifiante d’un système qui n’a pas hésité à tourner des spots télé pour saboter un politicien mais qui devient soudainement frileux à l’idée de produire un film, Citizen Kane, qui critique très directement William Randolph Hearst, un magnat de la presse. David Fincher, pour appuyer tout son propos sur la face caché du système, utilise de façon absolument remarquable l’esthétique de l’époque, notamment et surtout celle des films noirs qui jouaient sur le contraste de lumières et d’obscurités. Les zones d’ombres et de clartés scindent l’espace et les personnages sont souvent coincés dans la pénombre, obscurcis par la blancheur aveuglante des flashes et des projecteurs d’Hollywood.


En contraste, le personnage de Marion Davies représente, en tant qu’actrice, l’image qu’est Hollywood. Avec son blond platine, sa grande figure blanche, ses tenues pâles, elle est la lumière et elle ne s’habille d’ombres que lors de sa scène de flânerie avec Mank, peut-être le seul instant où elle cesse de n’être qu’une image pour se révéler paradoxalement par la nuit. La statue se fissure pour offrir une scène d’un romantisme saisissant et bouleversant où les êtres sont enfin liés par une sincérité qui disparaît ensuite. Marion Davies ne redevient qu’une poupée dans les scènes suivantes, qui ne fait que jouer, même dans la réalité et n’est une surface de pellicule. David Fincher, dans ce film, semble dans une recherche désespérée d’authenticité émotionnelle. Il y parvient à la toute fin, quand Orson Welles éclate de colère et que, juste après, Rita Alexander éclate de joie. La vérité du cinéma ce n’est que des figures égocentriques, torturés, alcooliques alors que l’honnêteté de la vraie vie ce sont les visages de l’espoir, de l’empathie et de l’amour. Pourtant, le miracle du mari de Rita qui a survécu ne peut exister qu’au cinéma. Mank est un film qui démontre le paradoxe d’un art dirigé par les apparences mais qui demeure capable de dévoiler des sentiments sublimes et humains. À nouveau, cette recherche désespérée du romantisme n’est pas nouvelle dans le cinéma du réalisateur qui n’a de cesse de présenter des figures en quête d’amour mais peinant à l’atteindre : Lisbeth dans Millenium, à cet égard, est peut-être la plus douloureuse dans ce romantisme espéré et déçu. Un lien avec le propos de Citizen Kane peut se faire ici. N’y a-t-il pas plus pur et authentique qu’une luge liée à l’enfant ? Tout comme Citizen Kane recherche l’insignifiant mais le plus beau dans la figure d’un milliardaire corrompu, David Fincher cherche la vérité et l’art dans une industrie régie par l’argent et, dès lors, viciée.


Mank de David Fincher m’apparaît comme un film absolument déchirant. Le réalisateur, même en reprenant l’esthétique d’un cinéma adoré, même en animant des figures légendaires, ne parvient pas à réellement aimer l’industrie, ne parvient pas à exprimer autre chose que son amertume. Fincher, dans sa filmographie, s’est beaucoup essayé à démonter les systèmes, à pointer les angles morts des structures les plus droites et, pour ce film, c’est le cinéma qu’il choisit de déboulonner. Virulent contre le studio system, amer envers le cinéma d’auteur, il semble ne trouver son compte nulle part, écœuré par l’injustice des souvenirs que laisse le septième art. Notre manière d’appréhender cet art est amnésique, ignorant à la fois la part d’ombres politiques d’un monde régit par l’argent, et les étoiles d’albâtre dont la lumière éclaire nos écrans mais que l’on ne prend pas la peine de regarder obnubilés par les soleils, les réalisateurs, et ses lunes, les acteurs et actrices. Ce film est un hommage à son père, scénariste de l’ombre et une destruction de lui-même, David Fincher, comme réalisateur et de son art. Existe-t-il plus malheureux qu’un artiste qui ne croit plus en ce qu’il fait ?


Mise en page avec les images ici : https://weneedtotalkaboutcinema.wordpress.com/2020/12/07/cette-obscure-clarte-qui-tombe-des-etoiles/

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