Mank
6.3
Mank

Film de David Fincher (2020)

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les bienfaits de la parole contre le Mank de lumière

Premier film de David Fincher en six ans, Mank est bâti tout entier sur un paradoxe qui a de quoi surprendre : mise en lumière des êtres voués à l’ombre, mise en images de cette chose a priori si peu cinématographique que l’on nomme “écriture”. Comme si, pour son grand retour sur le devant de la scène, le cinéaste se devait de revenir à l’essentiel, à la prime origine de la création, celle où l’Homme est nu face à ses propres maux, celle où l’artiste gagne sa dignité en combattant par les mots sa page blanche. Ou, plus précisément, sa propre inertie existentielle.

Ce rapport aux mots est d’ailleurs le lien privilégié qu’il entretient avec le célèbre Citizen Kane, film dans lequel on déclare la guerre à travers un titre de presse, on fait éclore ses idéaux sur un simple bout de papier, on prête aux dernières paroles d’un mourant le pouvoir magique de faire tomber tous les secrets. Le mot peut dès lors devenir le principal défenseur du vrai, à partir du moment où on l’utilise avec un minimum d’authenticité. Ce n’est pas pour rien, donc, si David Fincher – sous l’égide de son père, lui-même scénariste méconnu- place au cœur de son film un “script doctor” : un médecin sans nom qui tente de guérir les scénarios malades, un artisan de l’ombre qui cherche à réparer ce que les Stars du jour ont promptement cassé.

Ainsi, on comprend que la fameuse polémique autour de la paternité de Citizen Kane a tout du faux sujet (l’influence de Welles sur le scénario n’est nullement éludée), Fincher préférant creuser une intrigue bien plus intimiste, faisant du travail d’écriture imposé à Herman J. Mankiewicz (isolé en plein désert, il a soixante jours pour finir le script) la subtile allégorie de la renaissance ou de la rédemption : emprunter le chemin des mots, c’est cheminer vers l’authentique, vers la restauration d’une estime de soi bien trop longtemps salie par un monde décati. La convalescence de Mankiewicz a donc tout du purgatoire : avec un corps cassé aussi bien par un accident de voiture que par l’alcool, et avec une personnalité constamment rudoyée par un système hollywoodien qui l’exploite et le méprise (qualifié, par exemple, de “simple scénariste” par Thalberg), il ne peut espérer le salut qu’à travers une sagacité enfin retrouvée. Une renaissance intellectuelle que Fincher nous expose en lorgnant du côté de son illustre ainé, reprenant à son compte la délinéarisation du récit propre à Citizen Kane afin de nous plonger dans les méandres de l’esprit d’un créateur : “Bienvenue dans mon cerveau. Le récit est un grand cercle, comme un immense cinnamon roll. Pas une ligne droite vers la sortie...”. C‘est évidemment ce chemin “vers la sortie” que Fincher se propose d’illustrer, explicitant par la forme le redressement de l’Homme (Mank, alité dès la scène inaugurale, termine le récit sur ses deux pieds), l’ascension artistique de l’artiste (ce nom, ignoré par tous, finit par être inscrit au générique du film, signe d’une reconnaissance éternelle).

Cela étant dit, en revisitant la construction en flashbacks du film de Welles (même si, ici, il n’évolue que sur deux temporalités), Fincher pourrait laisser entendre que Mank n’est qu’un “film hommage” ou, pire, qu’il est l’équivalent de ce chef-d'œuvre qu’est Citizen Kane. Fort heureusement, il n’en est rien - et même si les similitudes existent (esthétisme du cinéma des années 30, air de jazz, imperfection de la pellicule, etc.) -, il évite l’écueil du simple pastiche en s’abstenant de copier l’identité formelle wellesienne (le format 1.37, la place prépondérante d’une composition des plans en deep focus...). Ici, au contraire, le raffinement esthétique recherché par Fincher lors de ses films précédents se prolonge joliment par le recours à une image numérique. La patine des années 30 s’en trouve adoucie, permettant à la photographie Erik Messerschmidt - notamment dans ses accents expressionnistes – d'être résolument moderne. En outre, même s’il utilise des courtes focales comme son illustre aîné, permettant ainsi un vrai travail sur la profondeur de champ, Fincher se garde bien de reproduire le baroque wellesien, privilégiant la force souterraine du langage au tonitruant de l’image. Le problème, reconnaissons-le, c’est que son film semble parfois trop bavard, risquant de perdre le spectateur peu réceptif au travers de ses nombreuses logorrhées.

Pourtant, c’est bien par sa prise de parole que l’homme se révèle, passant de clown distrayant les puissants à celui de conquérant de la vérité, mettant au jour les artifices et faux-semblants d’Hollywood, tout en fustigeant les dérives du pouvoir (les fake news, l’hégémonie de la richesse, les effets des médias sur l’opinion publique...). Une réalité qui n’est pas sans rappeler une autre bien plus actuelle, Fincher tissant des liens (parfois trop) évidant entre la situation des années 30 et l’Amérique de Trump. Un langage, toutefois, qui s’avère être une vraie source de réjouissance dans son évocation sarcastique de l’envers du décor hollywoodien. On appréciera, notamment, cette judicieuse mise en opposition entre le discours “mécanique” des décideurs (le monologue cynique et misogyne de Louis B. Mayer) et celui bien plus vivifiant car humain des habituels seconds couteaux (les doutes et les rêves de Marion Davies, le pathétique et le flegme insolent de Mank). Une réussite, bien sûr, qui doit beaucoup à la prestation des différents interprètes, Amanda Seyfried et Gary Oldman en tête.

Mais surtout, c’est en mettant en scène cette prise de parole que Fincher nous fait entrer dans la lumière, ou nous fait entendre cet “opéra” que Mank rêve de composer. En donnant la parole à ceux qui ne l’ont pas habituellement (les figurants, les travailleurs de l’ombre...), il impulse à son film une dynamique qui sous-tend l’idée de projection : en entendant de loin le discours du candidat démocrate, cet autre qui lui ressemble mais qui est dans l’action, Mank prend conscience qu’il peut être autre chose qu’un amuseur public ; en nouant une relation sincère avec Marion, Mank sort de sa léthargie et s’affirme pleinement. Une renaissance que Fincher évoque subtilement en poétisant un délicat opéra harmonieux, perceptible notamment lorsque les deux complices s’échappent de la demeure de William Hearst pour retrouver la douceur quiétude du cadre naturel ; ou, alors, lorsqu’ils se lovent au centre de cette même nature, au cours d’un pique-nique en tout point lumineux. Fincher offre alors à son personnage la porte de sortie qu’il espérait, celle lui permettant d’entrer pleinement dans la ronde de la vie. Alors que Welles, malgré ce halo lumineux qui l’accompagne, demeure enfermé dans ses obsessions (“”Kiss my half “, dira-t-il, sans être visible à l’écran), Mank devient un individu et un auteur complet, en osant être lui-même, en osant raconter cette histoire qu’il connaît très bien et qui est celle de sa propre vie.

Procol-Harum
8
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le 22 oct. 2023

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Procol Harum

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