Mouais. Mouais, mouais. Ouais, le "mouais" est de rigueur, rien ne sera plus approprié qu'un baragouinage un peu gêné. Depuis combien de temps le jadis virtuose Cronenberg n'a-t-il pas transmuté la tête de son spectateur tout disposé ? Des années. Dix ans, presque, considérant qu'il faut remonter à l'extraordinaire A History of Violence (2004) pour parler de chef-d’œuvre, Eastern Promises étant un coup d'épée dans l'eau en dépit de quelques morceaux de bravoure (tous contenant Viggo). Son film sur Freud et Jung, bancal, augurait d'un possible retour au Cronenberg mimolette des 90s (Existenz, Spider)... mais rien n'annonçait le cataclysme Cosmopolis, interminable pose de plastique verbeuse et philosopheuse qui avait fait l'effet d'un pétard mouillé à Cannes 2012. Maps to the Stars était l'occasion pour le caribou argenté de se faire pardonner. Hélas, trois fois hélas !

C'était oublier une possibilité de plus en plus pertinente : que David Cronenberg n'ait plus rien à raconter, ni le feu sacré, et qu'il n'en ait, de toute façon, plus grand chose à cirer. Parce que Maps to the Stars, sans atteindre (du tout) les profondeurs déprimantes d'un Cosmopolis, tutoie lui aussi la vacuité plaquée or. Le spectacle n'est pas fondamentalement désagréable : son intrigue principale, l'irruption d'une jeune femme mystérieuse et sans le sou dans la vie de bourgeois californiens névrosés, intriguera justement jusqu'au dénouement final (hélas prévisible), avec son lot de révélations étoffant quelque peu au passage ses quelques personnages. Par ailleurs, le film ne manque pas d'un certain humour absolument salvateur, surtout à travers le personnage de Benjie, enfant-star rendu insupportable par un duo de parents absolument paumés (John Cusack épatant en gourou moderne, symbole même de la perdition spirituelle de leur société, et la trop rare Olivia Williams, parfaite en mère-coach obsédée par le "combien tu vaux").

Mais pour une critique au vitriol de l'égocratie libérale et du toc hollywoodien (car si ce n'est pas là la première définition de Maps to The Stars, on se demande ce que le film peut bien être), c'est honteusement insuffisant. Le personnage de Havana, actrice littéralement obsédée par son vieillissement et surjouée par Julianne Moore (un prix à Cannes pour ça, sérieusement ?), en est une parfaite illustration : aucune de ses logorrhées sur le sujet, aucun de ses caprices absurdes, aucune de ses hypocrisies de convenance ("aaah chérie-chérie, tu es re-splendi-ssante !"), n'ont pas déjà été vus et revus cent mille fois en mieux (notamment chez Altman, dans les adaptations de Bret Easton Ellis, ou dans des fables cruelles telles Swimming with Sharks de George Huang et Le Bûcher des Vanités de De Palma, que Robert Pattinson a d'ailleurs cité dans un entretien...). La course folle de Havana à un rôle déjà interprété par une mère dont l'ombre du souvenir la hante, les discussions interminables qui en résultent avec son agente décrépite, le summum de cynisme quand vient l'opportunité tant rêvée suite au décès du jeune fils de sa concurrente, tout cela agace par son manque d'originalité et de nuance. Ce n'est pas le personnage tout aussi cliché du jeune chauffeur de limo/aspirant scénariste (croyant naïvement qu'il finira par intéresser un de ses clients avec un pitch forcément génial envoyé à la volée), ni l'apparition-joker de cette pauvre Carrie Fischer (présente au casting de la nouvelle saga Star Wars, sérieusement ?), ni les répliques absurdes d'un ado-star se faisant de l'extra-blé en vendant sa merde (shocking !)(qui a dit Larry Clarke ?) qui sauveront les meubles. Hollywood est un asile de dépravés congénitaux, on a pigé.

En d'autres termes, Cro s'y connait plus en mouches qu'en bobos. Le vitriol est coupé avec de l'eau, la critique est en mode éco, Cro a peut-être envie de faire dodo.

Car sa caméra, elle, pique du nez. Plans fixes, cadres souvent moyens, mais alors vraiment (hoho), champs/contrechamps, hop, le tour est joué. le cinéaste le reconnait lui-même : son cinéma a changé, et à présent, le gars ne s'embarrasse pas d'effets. Même ceux qui ne sont pas forcément superflus. Qué besoin d'un story-board ? Sous prétexte qu'il s'agit d'un drama d'intérieur, son emploi deviendrait caduque. Génial ! L'idée se défend, naturellement. Mais l'on est en droit de se demander si elle n'a pas un rapport avec la dégradation de son filmage, plus proche d'une série télé que de son âge d'or où tout était à l'opposé extrême, où tout était si... marquant ! Envolé, le génie de ses plus grands films, de son chef-d'oeuvre absolu qu'est La Mouche à l'OVNI hypnotique Vidéodrome, en passant par Faux Semblants, Dead Zone et Le Festin Nu, son rapport viscéral à l'image qui accompagnait toujours la violence physique à une violence psychologique en symbiose parfaite et parfaitement douloureuse ! On en remarquera l'éclat fugace dans une mise à mort assez impressionnante vers la fin, mais hélas, elle aussi, prévisible.

(Et que l'on n'essaie pas de faire de ses zombies anesthésiés la justification du filmage anesthésié de Maps to the stars. Trop facile, ça.)

Cronenberg s'ennuie, il n'a rien à dire, et en vieux qui déteste ne rien faire, il s'en va donc errer sur des sentiers qui lui sont étrangers. Les upper-class décadents de son polémique Crash n'avaient rien à voir avec les clichés ambulants du présent film (les bouquins dont ils sont tirés ne semblent pas boxer dans la même catégorie, en même temps). Ici... on croirait voir Cronenberg s'essayant à un cinéma qui n'est pas le sien. Cessons de tourner autour de pot : ce cinéma qui n'est pas le sien, c'est celui de David Lynch, car Maps to the stars, dès l'arrivée à LAX de son héroïne émerveillée par le soleil californien, parait une variante sans saveur du grandiose Mulholland Drive. Sans saveur : troquant la fantasmagorie labyrinthique pour l'étude de caractère censément pertinente, le baroque flamboyant pour le dépouillé censément chirurgical, et une jeune Naomi Watts dans une scène lesbienne pour une vieille Julianne Moore dans les mêmes états (d'accord, elle n'a pas non plus 107 ans). Même l'affiche du film gueule cette parenté regrettable...

Naturellement, la vacuité n'est pas absolue. Pas qu'oncle Cro n'en soit pas capable, puisqu'il a commis Cosmopolis ; simplement, pas là. On a cité plus haut l'intrigue familiale, avec la jeune et mystérieuse Agatha (platement jouée par Mia Wasikowska), les parents dysfonctionnels (non seulement en tant que parents, mais aussi individuellement, en tant qu'êtres humains), et l'excellent 13 year old motherfucker. Sans eux, le film vaudrait à peine mieux que Cosmopolis. Le cinéma de David Cronenberg se distinguant par son goût pour la déviance et la déformation, on pouvait s'attendre à ce que cette charmante petite famille cache un vilain passé, et que ce passé renferme quelque chose de vilainement sexuel. Bingo ! Ah, oui, c'est intéressant, d'autant plus que l'on peut associer à cette histoire familiale la vision que propose le film de Hollywood : l'inceste des parents et leur déni malade peut figurer la reproduction en vase-clos de cette sous-aristocratie bling-bling, et le désir d'Agatha de tuer ce cycle par le double-suicide de la progéniture (elle et son frère) peut exprimer le désir de l'auteur de voir tout ce petit monde s'abîmer dans sa concupiscence XXXL et disparaître à tout jamais. Et on est plutôt séduit par l'idée.

C'est juste que... c'est mou du genou. Bien trop, et le temps nous manque. Bien trop en surface. À l'exception peut-être des deux enfants maudits, Oncle Cro ne s'intéresse pas suffisamment à ses personnages. Spoiler alert, ou "alert nerd", comme dirait Pierce dans Community. Olivia Williams disparaît dans un torrent de flammes numériques horriblement foutues, et zoum dans la piscine, merci d'être passée. John Cusack parle de son "book tour" dans son oreillette bluetooth alors que son fils dégénéré a tué quelqu'un, on a compris, c'est un condamné. Oui, tout ce que le cinéaste filme est vain, mais sa façon de conter le dérisoire est désespérément dérisoire. En substance, que tire-t-on de toute cette histoire ? Qu'Hollywood est l'enfer de la Cité des Anges, que l'argent ne sauve pas de la damnation éternelle, et que baiser entre frère et soeur sans protection, c'est pas une bonne idée. Et que pour David Cronenberg, surtout si l'on omet la fulgurance vraisemblablement isolée qu'a été A History of Violence au milieu des années 2000, c'était définitivement mieux avant.
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