Qui est le film ?
Marche ou crève est l’adaptation d’un roman de jeunesse de Stephen King, écrit sous pseudonyme à la fin des années 1960, au moment exact où l’Amérique bascule dans la paranoïa post-Vietnam et la culture du spectacle sacrificiel. Francis Lawrence, vétéran de la dystopie adolescente (Hunger Games), s’en empare aujourd’hui et c’est un geste logique : il connaît déjà la mise en scène d’un rituel mortifère travesti en fête nationale. En surface, le film raconte une marche (interminable, télévisée, légalement meurtrière) où cinquante garçons tirés doivent avancer à 5 km/h jusqu’à ce qu’il n’en reste qu’un. Sa promesse est claire et frontale : l’Amérique a transformé la mort en spectacle économique, et c’est un pays entier qui l’applaudit.
Que cherche-t-il à dire ?
Le film vise clairement à confronter une nation à son propre obscène : non pas un futur, mais un présent poussé à son extrême logique. La marche devient l’incarnation la plus nue d’un système qui transforme la souffrance en rituel patriotique, la compétition en destinée, la mort en spectacle. Ce qui l’intéresse, ce n’est pas la victoire, mais l’endurance. Ce qu’il interroge, ce n’est pas la barbarie, mais notre capacité à l’acclamer. Marche ou crève veut être un film sur la passivité consentie, sur la manière dont un peuple accepte, regarde, applaudit. Il veut montrer la façon dont ce monde tue lentement, méthodiquement, administrativement.
Par quels moyens ?
Le film ne stylise pas d’emblée. Il filme la banalité, la mère, la ligne de départ comme des "au revoir" de camp de vacances, presque fade. Et ça fonctionne : l’horreur arrive sans être annoncée, exactement comme une loi votée sans bruit. S'en suit le départ et Lawrence ne détourne pas le regard. Il rend la violence visible (sang éclatant dès les premiers kilomètres, cadavres s’effondrant à nu, sans stylisation), et ces morts trop brutales pour être absorbées d’un seul bloc produisent un effet juste : la marche n’a rien de mythologique, elle est immédiatement concrète et sec. Le film ouvre bien.
Il excelle aussi dans la présentation du groupe. Quelques répliques suffisent pour faire exister les corps, les accents, les nervosités sans caricature. On sent que Lawrence a retenu de Hunger Games que la seule chose qui nous attache à un rituel sacrificiel, c’est la singularité des visages. Ici, ce n’est pas un protagoniste héroïque contre un antagoniste. C’est un organisme vivant qui se désagrège cellule par cellule. Et le casting est remarquable à ce niveau : chaque visage est suffisamment défini pour exister, mais pas assez pour garantir la survie. Il y a une vraie intelligence humaine dans ce premier tiers du film.
Le film assume ensuite un huis clos mouvant, un mouvement qui est aussi une prison. Mais il en explore mal les limites : l’extérieur ne propose aucune véritable grille de lecture, les silhouettes au bord de la route restent de simples figurants sans épaisseur, et le commentaire sur l’autorité se réduit à quelques signes convenus. Le paradoxe, c’est que ses minces pas de côté sont les meilleurs moments du film : la brève apparition de la mère de Garraty, les visages muets des spectateurs au bord de la route, la stupeur gênée plutôt que l’exaltation. Ce sont des éclats d’une autre mise en scène, miraculeusement juste : le malaise de ceux qui voient et ne font rien. Mais Lawrence n’ose jamais s’y attarder.
Ensuite, le film se répète vite. Il compose sur quatre figures : ellipse, plan large, bribes de confession, exécution. Et ce motif revient, inlassablement, jusqu’à saturer l’expérience. Là où King travaillait la lente décomposition des corps et des esprits, Lawrence semble se contenter d’un cycle de dramaturgie qui finit par écraser la sensation du temps réel, le film avance mais ne s’approfondit plus.
Plus grave : le film échoue à rendre visible la fatigue, ce qui devrait être son cœur métaphysique. Pas de pieds sanglés, pas de souffle brisé, pas de micro-détails sensoriels. Le film reste trop souvent dans l’abstraction visuelle. On reste dans un cinéma de tension, jamais dans un cinéma d’usure. Il ne nous met pas “dans” la marche, il nous la montre. C’est très problématique pour une œuvre qui repose sur l’exténuation comme langage.
Enfin, le climax trahit King pour s’aligner sur un imaginaire plus conventionnel. Là où le roman basculait dans l’irrationnel, l’abstraction tragique, le film choisit la lisibilité dramatique, l’émotion opératique et la musique lourde. L’ambivalence de King est dissoute dans un final beaucoup trop écrit.
Où me situer ?
Je ne trouve pas Marche ou crève raté au sens plat, ni même lâche. Lawrence n’est pas cynique : il veut honorer King. Et par endroits, il y arrive. Il croit à ses images et la violence comme à un devoir moral, ce qui sauve le film de tout académisme. Mais je le trouve fondamentalement trop rassuré par le cinéma qu’il pratique : trop attaché à une progression dramatique lisible, trop réticent à aller jusqu’au vertige et aux maux.
Quelle lecture en tirer ?
Marche ou crève est un film fascinant à regarder échouer pas parce qu’il est raté, mais parce qu’il montre la limite de ce que le cinéma américain “mainstream adulte” se permet encore de représenter. Il ose la violence, mais pas le silence. Il ose le sang, mais pas la durée. Il ose le principe, mais pas sa logique terminale. Et pourtant, quand un enfant tombe, la route continue. Quand un pays tue, on applaudit encore. Le film dit cela malgré ses prudences. Il dit : rien n’arrête la marche, sauf la marche elle-même. Il fallait aller au bout de cette terreur. Lawrence s’arrête juste avant.