À l’évidence, le premier acte de Resurrections se fonde sur une dimension autobiographique qui à la fois se rattache et se distingue de celui de Matrix. Au sommet du monde, et non plus en bas de l’échelle, la dépression. Non plus la crise existentielle de l’homme de la rue, liée au sentiment d’une réalité terne et fausse, à l’intuition qu’il doit y avoir plus que ça. Non, la dépression de l’artiste, le sentiment d’être épuisé, usé, et que le monde est trop agressif et trop bruyant, en plus d’être obsédé par l’idée de recréer le passé.


Cette dimension méta danse sur le fil du rasoir. Vis-à-vis du spectateur, c’est risqué de la part de Lana Wachowski de suggérer qu’elle fait le film avec un flingue sur la tempe. Mais une fois passé ce moment à la fois savoureux et borderline qui souligne que le geste créatif n’est pas spontané, une certaine acceptation émerge. Car retrouver d’anciens personnages peut offrir de l’apaisement, voire même une salvation, à l’image de l’expérience racontée par Bugs. C’est aussi ça, la nostalgie.


Car certes, du côté des intentions, la nostalgie peut être mauvaise : pourquoi reprendre du vieux code, pourquoi recréer des personnages morts et enterrés, parce que ça offre de la ressource, parce que c’est rentable ? Mais d’un autre côté, elle peut être bonne : le passé offre de la clarté et du sens dans un présent insupportable.


À propos du producteur qui force la main, notons comment Smith, autrefois le visage anonyme d’une société fade et normative, devient ici moins un némésis destructeur que l’autre face de la créativité. C’est le côté business avec lequel il faut apprendre à collaborer, car il est nécessaire. Neo et Smith ne peuvent vivre l’un sans l’autre. Non-binarité.


La condition pour que la nostalgie soit acceptable : du neuf, de la créativité. Smith, justement, en est un exemple : nouveau visage, nouveau style, nouveau fond. Une mise à jour. Les nouvelles idées justifient la nostalgie, la nostalgie permet les nouvelles idées (Neo ne peut prendre sa pilule qu’une fois dans un cadre familier). Non-binarité.


À propos de nouveauté, parlons forme : le renouveau esthétique que présente Resurrections permet un reflet plus fidèle d’Internet, qui a pas mal changé en 20 ans. La matrice, bien que le côté méta en fasse aussi un endroit où l’on parle cinéma et créativité, reflète toujours notre vie numérique. Et ce n’est plus un monde parallèle, froid et extraterrestre. C’est une réalité bis, assimilée et similaire à la nôtre, peut être mieux. C’est chaleureux, coloré. Mais pas moins faux. Et surtout, toujours par rapport à la matrice de 1999, davantage orientée vers le conflit, la friction, que les machines alimentent pour obtenir plus d’énergie, une division que le film critique. Non-binarité.


Pour revenir sur l’esthétique en général, et sur l’action en particulier, fini la maîtrise formelle extrême, le film chorégraphié et storyboardé de bout en bout. Il faut du vivant, du cœur. Les collaborateurs ont changé, la relation avec eux aussi. Il s’agit moins d’exécuter une vision préétablie que de laisser la place à la collaboration, au groupe et à l’imprévu (ça, je m’en rend compte en lisant sur Sense8 et l’évolution des méthodes de travail de Lana).


Pour elle, on dirait que les images iconiques sont devenues l’arbre qui cache la forêt (le dialogue au début : “Matrix, c’est du latex et du kung-fu”). Ça a rendu le film stérile. Il faut donc un peu de chaos, abandonner cette couche qui frappe l'œil pour espérer atteindre directement le cœur. Car c’est bien un film sur l’amour, celui de Neo et Trinity, celui de Lana pour ses personnages, et sur la puissance, la vivacité qui se dégage entre eux. À la fin, elle présente même à l’Analyste sa gratitude, faute de lui présenter son respect, pour les avoir réanimés. Même si lui ne voulait que les rapprocher un peu, pour la rentabilité, sans les laisser complètement se confondre, car ce serait justement trop puissant et donc inacceptable.


Donc plus vraiment de visuels chiadés, elle s’en fout et se contente d’être compétente et dérivative (petite ref’ au Dernier Train pour Busan). Ce serait un de mes reproches. Car, ok, cette apparente indifférence fait qu’on ne peut pas s’attarder dessus, ce n’est pas un ratage. Mais bien sûr qu’on voudrait la voir réinventer la roue une seconde fois. Bien sûr qu’on voudrait se prendre une claque esthétique qui, au passage, donnerait une leçon à tous les autres blockbusters. Une leçon qui suggérerait que, oui, ils pourraient ressembler à ça.


Ce terrain de jeu ne l’intéresse plus, ce que je respecte. Mais, encore une fois, c’est toute une dimension du film, et surtout de certaines séquences, qui devient négligée et négligeable. Le film se contente d'être intéressant là où il aurait aussi pu être excitant. Le Matrix original, lui, a justement été la matrice d’un certain renouveau du cinéma, à laquelle un tas de films se sont branchés pour lancer un nouveau siècle et un nouveau régime d’images. Mais bref, après tout c’est normal de ne pas vouloir essayer de refaire ce qu’on a déjà fait.


Tout ça est sûrement lié à la transition de la réalisatrice, à son parcours, qui a beaucoup changé entre les anciens films et celui-ci. Le refus de la binarité, comme celui d’une identité et d’une apparence qui nous sont imposés, est partout dans le film : les deux pilules sont remises en question au début du film, Neo et Smith ne sont plus deux concepts adversaires, la notion du bien ou du mal fondé de la nostalgie est mise à mal, les camps humains/machines sont abandonnés...


Comme dit Smith, peut-être faudrait-il remettre en question le sens des 1 et des 0. Dans sa vie comme dans son art, on sent que Lana a évolué vers plus de chaleur et d’union. Ici, l’enjeu du film n’est d’ailleurs pas de remporter une guerre, mais de renouer avec Trinity. C’est peut-être aussi pour ça que le style de combat de Neo a évolué vers un truc plus défensif qu’offensif, en plus de l’âge de Keanu Reeves. Il y a un rejet du conflit.


En somme, dans un univers cinématographique où les franchises deviennent à la fois des objets et des sujets, Matrix Resurrections propose peut-être la première version de cette tendance qui a du sens, qui ne sonne pas creux. Qui montre qu’on peut ressusciter le passé (et un héritage) d’une façon qui soit riche en émotions, en sincérité et en sens. Ça induit une bonne couche d’innovation par dessus, mais appréhender ça, c’est plus le travail du spectateur. Au vu de la réaction face au film, c’est pas encore ça. Mais ce ne serait pas la première fois que dans le sillage de Matrix, les règles du jeu changent pour tout le monde.

ClémentLepape
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le 25 févr. 2022

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