Je ne fais pas partie des fans de Matrix.
Bien que j'ai du voir le premier film 5 ou 6 fois, comme la plupart des gens de ma génération, qui étaient ados ou jeunes adultes lorsqu'il est sorti, j'ai toujours eu la sensation qu'on en faisait trop autour de ce scenario, certes malin, mais ni réellement subversif ni révolutionnaire.
L'idée que le monde dans lequel nous vivons ne serait pas le monde réel était d'ailleurs loin d'être nouvelle. Et tout l'aspect cyberpunk, cuir et lunettes noires, langage informatique, métaphores religieuses et concepts philosophiques de comptoir n'étaient franchement pas ma came.


Ce qui m'avait séduit c'était plutôt le mélange des genres (SF, action bourrine façon Hong-Kong, film de super-héros, mais aussi thriller politique paranoïaque et romance), qui évoquait les meilleurs blockbusters comme Star Wars, en moins enfantin, et faisaient donc de Matrix un excellent divertissement, plus intelligent et plus ambitieux que la moyenne, avec une part de mystère, qui avait le mérite de pouvoir être interprété de différentes façons.


Malheureusement, les suites ont, comme souvent, perdu une grande partie du charme de ce premier film (qui se suffisait à lui-même). Mis à part de brillantes scènes d'action et quelques concepts philosophiques intéressants, de jolies images par moments, le visionnage était difficile, voire soporifique. La faute à un scénario confus, mal équilibré et manquant cruellement de second degré, une direction artistique en roue libre, et des scènes d'action bien trop longues et assourdissantes.
J'ai donc lâché l'affaire avec cette franchise qui, apparemment, n'était pas faite pour moi.


Évidemment, lorsqu'un Matrix 4 a été tardivement annoncé, j'en avais un peu rien à foutre.

Une petite part de curiosité est cependant née en lisant une interview de Lana Wachowski, expliquant ce qui l'avait poussée à revenir vers ces personnages (la mort de ses parents, celle d'un ami proche et le besoin de faire le deuil).


Quelques critiques enthousiastes ont fini par me convaincre d'aller le voir, sans attendre quoi que ce soit en termes de "suite" classique, mais plutôt pour savoir si le film avait un intérêt et si les 20 ans écoulées et l'expérience de Lana (ex-Larry) se ressentiraient dans son œuvre.


Et la réponse est clairement oui.
Non seulement le film contient énormément d'idées, mais il en raconte beaucoup sur son auteur.
J'imagine qu'un deuxième visionnage serait nécessaire car il y a sûrement plein de détails qui m'ont échappé mais ça faisait longtemps que je n'avais pas vu un blockbuster aussi riche et aussi stimulant intellectuellement.
C'est probablement en partie ce côté cérébral et métaphorique, plus encore que dans les précédents films, qui a pu laissé beaucoup de spectateurs sur le côté. Et particulièrement les fans les plus hardcore puisque le propos va presque à l'encontre de celui des précédents Matrix.


Car Matrix resurrections ne cherche plus à être spectaculaire, à embrasser des postures mythologiques ou révolutionnaires. Il est principalement axé sur les sentiments, sur la psychologie et sur l'humain. Il ne repose pas vraiment sur les éléments mis en place dans la trilogie mais plutôt sur le souvenir qu'on en garde, sur la familiarité, ce qui nous lie aux personnages de Neo, Trinity, Morpheus, l'agent Smith et les quelques autres. Les nouveaux personnages introduits dans Matrix resurrections restent d'ailleurs peu développés, voire anecdotiques (mais c'est logique si on suit les théories qui suivent).


On retrouve Neo sous l'identité de Thomas Anderson, personnage pourtant mort dans le film précédent, dépressif, mal dans sa peau, consultant un psy après plusieurs tentatives de suicide, ne s'épanouissant ni dans son boulot ni dans sa vie privée. C'est donc un homme qui, malgré le succès et apparemment tout le confort matériel, ne ressent aucune raison de vivre, mis à part cette femme qu'il croise régulièrement au café du coin sans oser lui parler.


En fait, pour moi, le film c'est ça. Les histoires de Matrice, de monde réel, d'élu, de codes informatiques, etc., ne sont plus qu'une métaphore pour exprimer ce qui se passe dans le cerveau de cet homme dépressif, voire même déjà mort.


On nous dit au début du film que le choix n'est qu'une illusion, un symbole. Et on nous montre ensuite que toutes nos actions, tout ce qui peut changer notre vie, ne dépendent en réalité que de notre instinct de survie.
Si Neo refuse dans un premier temps la pilule rouge, il la prendra après une nouvelle tentative de suicide.


C'est là que différentes interprétations deviennent possibles.
Et si Neo, ou plutôt Thomas, était en fait un homme endeuillé, déprimé, qui se raccroche à un monde imaginaire pour survivre ? Les rêves dont il parle, le fait de reconnaitre ses proches disparus parmi des inconnus ou d'autres personnes de son entourage, la perte de repères et de goût à la vie sont des choses particulièrement communes chez les personnes en deuil.


Et si Thomas était lui-même déjà mort ?
Lorsqu'on perd un proche, on a tendance à rêver de lui pendant des mois, voire des années, mais il s'agit généralement d'une autre version de lui, parfois plus jeune, parfois avec un look qu'il n'a jamais eu, parfois avec une personnalité différente...
Le film use de nombreux moyens pour maintenir cette impression troublante.
Il y est souvent question de "déjà-vu" mais tout, que ce soient les personnages, les décors, la colorimétrie, les effets spéciaux, les dialogues, est volontairement (voire outrancièrement, comme le personnage du Mérovingien) diffèrent tout en étant familier.
Neo lui-même a les cheveux longs, une barbe et un visage plus expressif, ce qui change pas mal de la trilogie originale (tout en le faisant ressembler à Jesus, donc à un messie, un élu)... mais il n'a ce look que dans le monde de la Matrice.
Dans le 1er film, Thomas Anderson avait les cheveux courts, était bien rasé et n'avait aucune idée de son statut d'élu (et refusait d'ailleurs d'y croire). Ici, il en a les attributs dès le départ, ce qui pourrait sous-entendre qu'il n'est pas réellement le sauveur mais qu'il se voit comme une personne avec un grand destin, bloqué dans un monde trop étroit pour lui, dans lequel il a beaucoup de mal à entretenir des relations sociales épanouissantes. Un peu comme un geek qui passerait plus de temps dans son monde virtuel que dans la vie réelle, finalement.
Et ce n'est probablement pas un hasard puisque le film aborde, à plusieurs reprises, la façon dont les fans (pas mal de geeks donc) se sont accaparés la saga, au point qu'elle puisse échapper à ses créateurs.


Ce qui m'amène à cette nouvelle hypothèse : Et si le film était une autobiographie déguisée ?
Lana Wachowski fait de la figure du geek le héros de son film, probablement parce qu'elle en était un elle-même. Elle invite à sauter dans le vrai monde, à se reconnecter à l'humain, aux sentiments réels, à se reconnecter à ce que nous sommes réellement au fond de nous.
Anderson semble dépassé par ce qu'il a créé, par ce que les gens voient en lui et ce qu'ils attendent de lui. Un peu comme les Wachowski depuis qu'ils ont fait Matrix donc, leur film culte auquel on les ramène toujours. La seule manière pour le héros de sortir de son état dépressif est de se confronter à nouveau à cet univers (le déclic vient d'ailleurs juste après la mise en chantier d'une suite à sa trilogie de jeux vidéo à succès). Il change physiquement, psychiquement, se recentre sur ce qu'il est et ce qu'il veut vraiment, et tout son univers change à son tour.
D'ailleurs, son but principal ne sera pas vraiment de sauver le monde mais, avant tout, de retrouver la femme qu'il aime (autrement dit une partie de lui), donc de se sauver lui-même.


On peut d'ailleurs voir à la fin que Trinity et lui, après un long combat, ne forment, d'une certaine façon, plus qu'un. Partageant le même look, les mêmes pouvoirs, le même rôle.


Une probable métaphore de la transidentité et de l'acceptation de soi.


Et s'il ne s'agissait que d'un fantasme ?
Et si tout ça n'était en fait que le fantasme de Tiffany, mère de famille rêvant d'une vie moins ordinaire où elle reprendrait le contrôle et connaitrait le grand amour romantique ?
Et si en fait il s'agissait avant tout d'une simple histoire d'amour, un coup de foudre dont les protagonistes tombent si amoureux qu'ils ont l'impression de se connaitre et d'avoir non seulement déjà affronté tant de choses mais aussi de pouvoir à nouveau le refaire ("toi et moi contre le monde entier" comme disait Cloclo) ?


N'ayant pas fait d'études de psycho (ni de philo d'ailleurs), je ne me risquerais pas à citer les références à Freud, Jung, Lacan ou autres, glissées ici ou là mais il y en a certainement pas mal.


Le film, bien que plus porté sur l'humour (et l'ironie en particulier) que ses prédécesseurs, est un grand film dépressif.
D'ailleurs, l'apparent Happy End cache une vision assez désespérée du monde, même si on accepte l'idée que la Matrice existe et que nous ne vivons pas dans le monde réel.
On peut y voir la défaite de l'auteur face à ses producteurs, le propos intello et rebelle du début disparaissant dans un climax répondant aux critères hollywoodiens.
On peut également y voir carrément une métaphore politique profonde, les héros révolutionnaires de la trilogie originale n'ont finalement donné naissance qu'à un système légèrement différent mais toujours axé sur le contrôle et l'absence de libertés individuelles.
D'ailleurs, on peut très bien comprendre, dans la dernière scène du film, que ceux qui se battaient autrefois contre l'oppression deviendront probablement eux-mêmes les oppresseurs de demain.


Il y a probablement bien d'autres choses encore dans ce film (une métaphore de l'art en général ? une apologie du wokisme ? un pamphlet bouddhiste ? une déclaration d'amour aux costumes flashy des sapeurs congolais ?), on pourrait en discuter pendant des heures en fait, et c'est ce qui en fait une œuvre particulière, peut-être pas un grand film (quoique) ni une grande suite (dans le sens où elle ne répond pas aux attentes, même si c'est volontaire), mais certainement pas un film raté. Au contraire, j'ai l'impression que Lana Wachowski a été particulièrement libre, et inspirée, et qu'elle a profité de l'occasion pour livrer une œuvre très personnelle, et donc à la portée universelle, pour peu qu'on soit sensible aux thèmes abordés, qui ne sont pas forcément les mêmes que ceux de la trilogie Matrix, ou alors traités d'un autre point de vue, à la fois plus sage, plus sentimental et... désillusionné.


La mort, et le suicide en particulier, ont beau être au cœur du film (que certains auront vite fait de qualifier de suicide, artistique ou commercial), il dégage un sentiment étrangement optimiste, une sensation d'apaisement et de plénitude. Est-ce le côté onirique des derniers plans ? Est-ce parce que les thématiques dont j'ai parlé font écho à ma propre vie ?
Toujours est-il qu'à mes yeux, le film porte bien son nom. Matrix était mort mais existe à nouveau.
Un peu différent mais tout aussi intéressant, si ce n'est plus.


Un saut dans le vide peut se révéler salutaire.

Meuk-Meuk
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le 31 déc. 2021

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Meuk Meuk

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