Cette critique spoile le film Memories of Murder.


Vers quoi tend un genre cinématographique ? La réponse évidente qu’on pourrait donner à cette question est qu’un genre cinématographique tend vers sa quintessence, l’œuvre ultime. Cette œuvre qui, en dosant subtilement les divers codes du genre et en les poussant vers leurs extrêmes, acquiert dès sa sortie le statut de film culte. Ce film qui sera à présent dans toutes les listes des films immanquables et qui sera étudié, en long et en large, par tous les étudiants en cinéma. Dans le cas du polar, je pense pouvoir dire, sans trop me mouiller, que Seven de David Fincher est le film avec un tel statut. Mais la question qui se pose maintenant, pour tout cinéaste voulant réaliser dans ce genre est : Et après ? Que faire pour ne pas être une pâle copie de cette œuvre ultime ?


C’est là que Bong Joon-Ho intervient avec son Memories of Murder. À la manière de Michael Haneke avec Caché, le cinéaste coréen décide de briser le contrat cinématographique, passé de manière tacite entre le réalisateur et le spectateur, pour accoucher d’une œuvre unique, cohérente et profonde. On pourrait presque parler d’une déconstruction du genre – comme peut le faire Lars von Trier avec ses films – mais, selon moi, Bong Joon-Ho ne s’émancipe pas encore assez de l’ordre établi pour qu’on puisse employer ce terme. Reste, néanmoins, qu’il va jouer habilement avec les codes du polar pour manipuler son spectateur et développer son récit. Chose déconcertante, et même risquée pour un genre aussi codifié, mais la constatation évidente qui apparaît à la fin de Memories of Murder est que Bong Joon-Ho a réussi à renouveler le genre, ou du moins à lui donner un nouveau souffle.


Ce qui va marquer le spectateur dès les premières minutes de Memories of Murder, c’est sa liberté de ton. Le film passant sans problème de l’humour grotesque à une scène de meurtre sordide. Cette liberté de ton pourra être, au mieux surprenante, et au pire frustrante, pour quelqu’un de non préparé. Mais, il faut avoir conscience que ce choix est volontaire, réfléchi et ne relève pas d’un amateurisme quelconque. Cette liberté de ton vient principalement, et même uniquement, des personnages des policiers. Ils apparaissent comme malchanceux et incompétents dès le début du film, incapables par exemple de préserver une scène de crime pour pouvoir récolter proprement les indices. Cette impuissance des policiers est contrebalancée par leur humour, et les deux vont de paire, que ce soit lorsque les enquêteurs tentent de trouver le suspect en fonction de son absence de poils pubiens ou encore lorsqu’ils consultent une voyante, pour les mêmes fins.


Au fur et à mesure, on se rend compte que cet humour potache cache en réalité un désarroi profond chez les policiers. Incapables de trouver le coupable, à cause de leurs incompétences mais aussi des moyens techniques dérisoires, ils en sont réduits à suivre toutes les pistes, à torturer des suspects et à user d’un simple regard pour déterminer ou non la culpabilité de ces derniers. À chaque nouvelle impasse, le désespoir grandit en eux, jusqu’à les ronger. Psychologiquement bien sûr mais aussi physiquement, puisqu’un des enquêteurs devra se faire amputer une jambe qui n’a pas été soignée à temps. Les policiers se donnent littéralement corps et âmes dans cette enquête, peut importe où elle les mènera, quitte à ce que leurs points de vues divergent.


Cette séparation progressive se traduit à l’écran par deux choses. D’abord, et le plus évident, c’est par le travail de la couleur et la musique, qui donne toute l’ambiance du film. Les couleurs saturées et la musique bucolique du début de film sont vites remplacées par des teintes de gris, celles des cadavres, et une musique toujours plus sombre. Mais là où Bong Joon-Ho fait fort, c’est dans le travail du cadre. Un œil attentif remarquera que lors de la première partie, quasi toutes les scènes impliquant au moins deux policiers montrent leurs unions en les réunissant dans le cadre. Néanmoins, plus l’enquête avance et plus les policiers se retrouvent solitaires face au chagrin qui les ronge. Bong Joon-Ho traduit cela en faisant en sorte de séparer le plus possible les policiers dans le cadre. Ceci n’est qu’un exemple parmi d’autres car Memories of Murder fait parti de ces films avec des cadres hautement travaillés et réfléchis, au même titre que Le Silence des Agneaux pour ne citer qu'un film culte.


Pour revenir à l’intrigue, malgré le fait que les pistes deviennent de plus en plus crédibles, elles sont toujours infirmées par un élément. On ne cherche plus le coupable mais un coupable car il doit y en avoir un, le bien doit triompher. Et peu importe si cela doit contredire ce qui a été dit avant, comme c’est la cas de la véracité des documents, ce qui importe c’est d’avoir un coupable. Même l’humour, peut-être la seule chose qui réussissait aux enquêteurs jusqu’ici, leur tourne le dos. L’humour potache du début de film est remplacé par une ironie du sort aussi grinçante que frustrante. En effet, le témoin le plus probant meurt, écrasé par un train car incapable d’être sauvé à temps par un policier, alors que le suspect le plus probant est lui sauvé in-extremis d’être écrasé par un train, et bien sûr par le même policer.


Le désespoir des enquêteurs est d’autant plus grand que dans le cadre où ils se trouvent, la campagne sud-coréenne du milieu des années 80, les moyens techniques sont extrêmement limités, voir même inexistants. Il faut par exemple envoyer un échantillon d’ADN aux États-Unis pour qu’il soit analysé. Les investigateurs se battent face à quelque chose de trop grand pour eux. Cette idée est renforcée par le fait que le tueur commet ses meurtres à chaque fois qu’il pleut. En plus de justifier l’utilisation de la pluie pour toute séquence dramatique, cela montre que les policiers se battent littéralement contre les éléments, et donc quelques chose contre laquelle ils ne peuvent rien faire. C’est peut-être à ce moment qu’il faut rappeler que Memories of Murder s’inspire grandement d’une série de meurtre ayant fait trembler la Corée du Sud, à la même époque que le déroulé du film, et qui est encore aujourd’hui non résolue.


La frustration que ressent le spectateur au moment où il comprend qu’il ne saura jamais le nom du coupable est celle des enquêteurs. Les deux veulent mettre un visage sur le meurtrier, espérant que la magie du cinéma, le contrat entre le réalisateur et son spectateur, amènera à une belle résolution, que le coupable sera trouvé par un coup de génie des enquêteurs, et donc un coup de génie scénaristique. Mais la vie est toute autre, tout ne trouve pas forcément une fin. Le cinéma n'a pas pour essence le grandiose, le génie, la facilité, ni même la finalité. Hollywood nous y a habitué mais ce n'est pas parce que quelque chose relève de l'habitude qu'il est nécessairement la norme. Bong Joon-Ho nous le rappelle. Le cinéma peut, et doit si c'est pertinent, être source de frustration.


En effet, quelle meilleure manière de raconter cette histoire que par le prisme de la frustration ? Cette frustration des enquêteurs, des familles et du peuple sud-coréen tout entier face à cet assassin ordinaire et encore libre. Cette frustration de voir, un à un, les meurtres devenir prescrits, déjà six sur les dix à la sortie du film. Que reste-il à faire, si ce n'est pouvoir espérer regarder le meurtrier droit dans les yeux par le biais de ce dernier plan. Le mal n'est pas partout, les enfants sont toujours là comme au début, mais ça ne veut pas pour autant dire que le bien obtient toujours réparation. Le but n'est plus de trouver l'identité de ce coupable fantôme, ça fait longtemps qu'on a abandonné, qu’on a changé de profession. Le but est de ne pas oublier, de dire qu'on se souvient malgré la prescription des meurtres, c'est-à-dire l'oublie de la loi, dire qu'il y a encore de nombreuses mémoires de tous ces meurtres. Des Memories of Murder.

Venceslas_F
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le 11 avr. 2018

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Venceslas F.

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