Bong Joon-ho aime les monstres. Il les aime tellement qu'il les filme à l'obsession, les plaçant sans cesse au cœur de son cinéma, qu'ils soient créatures fantastiques (The Host, Okja) ou symboliques (Mother). Il les aime pour ce qu'ils sont bien sûr, mais avant tout pour ce qu'ils disent de nos peurs intimes, de nos doutes et de nos angoisses profondes. Le monstre, derrière sa forme singulière, dissimule bien souvent des vérités que l'on préfère ignorer ou tout simplement oublier. Un peu comme cette Corée du Sud qui exhibe fièrement sa modernité et sa démocratie, tout en oubliant que la terre sur laquelle s'érige sa société est gorgée de violence et de sang.


Comme le titre l'indique, c'est au devoir de mémoire qu'on nous convie. Une mémoire collective, plurielle, qui est sollicitée non pas pour la repentance mais bien pour la prise de conscience. On comprend ainsi que si Bong Joon-ho s'empare des codes du polar classique ce n'est pas pour aboutir à un dénouement traditionnel, avec arrestation du suspect et explications à la clé. Sa fin se doit être énigmatique, non élucidée car le problème perdure toujours, évoquant avant tout l'impossibilité d'enterrer totalement son passé.


Ce passé, Bong joon-ho nous le rappelle en se réappropriant un fait divers célèbre : les agissements du premier tueur en série coréen, qui sema l'effroi dans le cœur du pays, au sein de la campagne profonde. Des milliers de suspects, aucune preuve et c'est la défaillance de tout un système qui est mis à jour. Dans* Memories of Murder*, le monstre prend ainsi la forme d'un tueur insaisissable dont les agissements funestes et nocturnes vont éroder l'image de respectabilité que le pays veut se donner. Sans ménagement, et avec un talent certain, Bong joon-ho va s'employer à faire sauter le vernis de la civilisation afin de laisser transparaître une sauvagerie vainement refoulée : calme et prospère le jour, la Corée du Sud ne peut plus oublier que ses nuits sont fiévreuses, terrifiantes et assassines.


Magistralement conçu, le préambule annonce les réjouissances à venir, les qualités évidentes de mise en scène et d'écriture, et donne le ton d'un récit qui oscillera sans cesse entre macabre et grotesque, cauchemar et réalisme, violence et dérision. C'est sur la vision d'une belle journée ensoleillée que débute le film, une image qui serait totalement paradisiaque si l'étrange ne s'y glissait pas de manière impromptue. Un flic découvre un cadavre gisant sous une dalle de béton. Sur celle-ci, un gamin moqueur le toise et imite ses faits et gestes... en l'espace de quelques secondes, Bong joon-ho impose son sens du contraste et fait de l'anormalité un puissant révélateur : c'est la présence de la mort, sous une chape idyllique, qui révèle l'existence d'un mal profond ; ce sont ces représentants de cette société coréenne, soi-disant grande et forte, qui sont semblables à des enfants face à une situation qui les dépasse.


Lancé ainsi, Memories of Murder suit avec entrain le chemin balisé du bon petit thriller avant de s'en détourner. On imagine alors assister à un banal buddy movie qui joue, avec la finesse d'écriture de Lethal Weapon, sur l'antagonisme entre ses deux enquêteurs. La caractérisation des personnages se prête d'ailleurs à cette analyse puisqu'on découvre un tandem de flic qui sent bon la caricature à plein nez : avec Park, le gars de la campagne, fruste et bas du front, qui cogne avant de poser des questions et Seo, l'enfant de la ville, calme et réfléchi, apôtre d'une méthode de travail que l'on peut qualifier de moderne, pour ne pas dire civilisée.


Mais si l'intrigue repose sur le parallèle entre campagne et ville, passé et modernité, Bong joon-ho a le mérite de ne pas se rendre là où on l'attend vraiment, c'est-à-dire vers le simple éloge du monde moderne ou civilisé. Car cela ne l'intéresse pas et il va nous le faire comprendre en stoppant cette opposition initiale, en jouant sur les nuances et les contrastes annoncés dans le préambule. Face à cette menace, cruelle et insaisissable, nos enquêteurs sont démunis. Seo, notamment, l'homme de raison, qui cède à la violence tandis que son comparse se met enfin à cogiter. Face à un mal aussi profond, se révèlent la défaite de la raison et l'immaturité d'une nation.


Afin d'illustrer au mieux son propos, Bong joon-ho investit pleinement le mélange des genres et les ruptures de ton. Si le procédé n'a rien d'innovant, sa brillante exécution emporte immédiatement notre adhésion. On appréciera ainsi un recourt à l'humour ou à l'absurde, toujours judicieux et jamais gratuit, qui développe un sarcasme accusateur des plus féroces. Derrière le grotesque de ces policiers, incompétents aux méthodes douteuses (passage à tabac des suspects, falsification des preuves, etc.), se lit de manière évidente la critique du régime militaire alors en place en Corée du Sud. Mais le jeune cinéaste va plus loin et utilise avec parcimonie un symbolisme lourd de sens : comme lors de la séquence de la reconstitution du crime où l'utilisation réfléchie du ralenti vient mettre en relief l'échec patent de tout un système.

Memories of Murder impressionne véritablement par sa densité thématique et ses qualités d'écriture qui donnent autant à voir qu'à penser. Les codes du thriller sont parfaitement maîtrisés, le rythme est haletant et l'intrigue savamment entretenue par la valse des indices mystérieux (les soirs de pluie, la chanson à la radio...). Mais c'est surtout à travers les aléas de l'enquête que se dessine en creux l'état d'un pays en proie à ses psychoses. Ainsi les moments d'intensité propre au thriller (course-poursuite à travers un village, l'urgence des investigations avant l'apparition de la prochaine chanson...) vont servir à mettre en exergue quelques vérités lors des phases d'accalmie. On retrouve ainsi ce qui était annoncé dans le préambule, l'anormalité devient révélatrice : c'est un Mal qui se répand insidieusement à travers toute la population, n'épargnant ni les villages reculés ni les écoles (avec ces enfants qui entretiennent les légendes macabres), enfonçant un peu plus le quidam dans ses perversions (le faux suspect qui se masturbe sur les lieux du crime) et la population dans la paranoïa généralisée.


Les qualités de mise en scène de Bong joon-ho font le reste : il joue inlassablement sur la notion du temps, rend palpables l'enlisement de l'enquête et l'éreintement des policiers, exalte la pesanteur d'une époque qui voit s'accumuler cadavres et fausses pistes, afin de dessiner les contours d'un monde au bord de la rupture ou sur le point d'imploser. Son sens de la mise en images est éloquent (la vision de grands paysages vides intensifie la sensation de menace, la pluie et la boue donnent toute sa consistance au cauchemar meurtrier...), voire sombrement signifiant (ce plan de coupe sur une viande grillée, l'image de ce flic recherchant un indice sur un tas d'ordures...). C'est ainsi qu'il retranscrit avec force l'état fiévreux d'une société, qui voit dans la multiplication des mouvements sociaux les signes avant-coureurs de la fin d'une époque.


Fin d'une époque marquée par la violence et la désunion. Lorsque les deux flics se battent, et laissent ainsi la mort faire son œuvre, c'est bien la mésentente entre les différentes forces de la Corée qui est montrée du doigt. Mais face à cette situation anormale, les consciences peuvent se réveiller nous dit en substance Bong joon-ho : lorsque Park réfléchit enfin et empêche son collègue d'appuyer sur la détente, devant l'entrée d'un tunnel éminemment symbolique, c'est la Corée profonde qui s'anime et refuse la tyrannie de la violence. Le cercle vicieux est rompu mais le mal est toujours présent. La dernière séquence nous le rappelle avec brio : lorsque, bien des années après, Park revient sur les lieux du crime et regarde sous la fameuse dalle en béton, c'est bien tout un pays, moderne et démocratique, qui est appelé à se pencher sur son passé et prendre ainsi conscience que les monstres endormis peuvent toujours se réveiller.

Procol-Harum
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le 12 mai 2022

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