Sayat Novalis, les couleurs de Paris 8

Composé de quatre chapitres pour une durée de 2h17, bombardé de références au cinéma (on y regarde La porte d'Ilitch, Sayat Nova...), à la littératures (Novalis, Nietzsche), garni de musiques classiques (Bach, Albinoni, Malher...), Mes provinciales tient beaucoup de Philippe Garrel, avec son noir et blanc charbonneux et son petit théâtre intime des cœurs solitaires, il ressemble à une sorte d'astre noir tout droit sorti de la nouvelle vague qui aurait débarqué sur nos écrans quarante ans plus tard. Dans un curieux mélange rétro et moderne où les luttes écologiques et sociales côtoient une forme d'insouciance amoureuse, le film tient très bien la longueur grâce à la justesse de son écriture, la qualité des interprétations et plus généralement à un sens de la mise en scène limpide qui ne perd pas de temps pour aller à l'essentiel. Un projet très personnel où Jean-Paul Civeyrac revient par le biais de nombreux personnages hauts en couleurs sur ses années d'étude à Paris, sur la naissance de son amour pour l'art et la transmission. Civeyrac est un auteur que je connaît personnellement, il est donc forcément plus difficile d'aborder totalement objectivement son travail, mais ses films lui ressemblent beaucoup, c'est quelqu'un de très cultivé, admirateur de tous les cinémas, des artistes, il ressemble assez au personnage du professeur qui invite le héros à dîner chez lui, très attentif à son parcours.


Il y a un plaisir certain à suivre ces étudiants de Paris 8 parler de leurs projets de films rêvés, avortés, à peine finis et déjà soumis aux exigences de leurs camarades et enseignants, de les voir en période de casting, de montage, de débats autour des réalisateurs. Jean-Paul Civeyrac continue avec Mes provinciales le portrait de la jeunesse française sous tous ses aspects, avec un goût pour les figures tragiques, romantiques et esseulées d'artistes déçus. Etienne, le garçon lancinant qui arrive à Paris avec dans la tête toute une ambition de réalisateur finit par se heurter à la difficulté d'écrire alors qu'il est attentivement regardé par ses pairs. Il se lie d'amitié, commence des liaisons amoureuses, s'enflamme pour ses camarades à mesure que l'année passe. De personnalité plutôt introvertie, il est très influencé par les fortes têtes qu'il croise aux détours de la fac. Il y a une véritable douceur dans le regard que Civeyrac pose sur ces personnages, même les plus caricaturaux comme Mathias qui représente bien ce cinéphile puriste, cet artiste total assez élitiste qui rejette la majeur partie des images d'aujourd'hui comme de la simple publicité, et qu'Etienne finit par admirer. Des Mathias (joué par l'impressionnant Corentin Fila), on en rencontre facilement sur Paris en soirée étudiante, je trouve sa figure très bien sentie, notamment dans son regard sur l'aspect politique du cinéma, sur son discours sur le rôle de l'art, de l'artiste dans la société. Il est aussi attachant dans son côté dogmatique que haïssable dans son rapport aux autres. Au début il y a presque une guerre au sujet des gialli (ceux qui trouvent cela intéressant, on les évite), plus tard, un débat énergique entre lui et la "fille du feu" (Anabelle, encore une fois géniale Sophie Verbeeck qui embrase l'écran), où on perçoit à la fois la contradiction intellectuelle et l'attirance presque fatale entre les deux personnages. Tout semble graviter autour de la figure superbe de ce Mathias, on le redoute, on le moque, on l'admire, et au final on aura vu aucun de ses films, comme si cette représentation séduisante n'était effectivement qu'un beau songe, un fantasme d'artiste bohème qui s'évanouit dans la nuit aussitôt qu'il est apparu. Le film n'est pas exempt d'un fatalisme propre à Civeyrac, notamment avec Anabelle, dont Etienne s'éprend totalement (admiration, passion platonique ?), personnage activiste passionnant dont on sent la fragilité émotionnelle qui finit par demander : "As-tu déjà vu quelqu'un changer d'avis lors d'un débat ?". Question qui restera sans réponse, mais dont on comprend les enjeux plus tard : comme souvent, nous ne sommes pas capables de douter devant les autres, ce n'est que bien plus tard, seul, que nous finissions par nous remettre en question, hors de l'aveuglement dans lequel nous étions prostrés. Ces liens toujours à retardements entre les Hommes, Civeyrac les filmes très bien.


Peut-être que tout ce qui touche à la compagne d'Etienne restée sur Lyon est moins réussi/nécessaire comparé au reste du récit, mais cela permet d'un autre côté de lui faire vivre une première déception amoureuse, à moitié provoquée, à moitié subie, et d'en faire ce héros un peu effacé qui se laisse porter par la vie, par les autres, par les opportunités. Etienne est quelqu'un que l'on a à la fois envie de secouer mais aussi d'apaiser, on sent qu'il retient en lui une forme de tragédie, de colère qui ne s'exprimera réellement qu'en fin de film, lorsque la noirceur du propos prendra une nouvelle ampleur. Le reste du temps, il demeure un être curieux, qui évite de se faire embarqué dans les préjugés de ses camarades, il se ballade dans Paris avec ses parents pour leur faire visiter, prend ses marques à la collocation et se mesure à la douleur d'être livré à lui-même au monde.


A l'instar de Garrel, Civeyrac a cette passion pour filmer les amants dans les petites chambres, sur leurs lits avant ou après l'amour, dans ces instants de tensions ou de relâchement sexuels, cigarette en main, jouant de ces clichés tant vus au cinéma. Peut-être que c'est justement dans cette avalanche de références, dans ce foisonnement artistique - qui pourrait logiquement être attribuable à Paris -, que se nicherait un propos assez sombre sur ce côté fatiguant, indécrottable, vain de la culture parisienne. Après tout, et de façon assez inattendue, les personnages principaux sont tous des "provinciaux", et tous à leur manière, fragmentés dans ce monstre de ville qui ne peut que leur offrir une désagréable opulence.

Narval
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le 2 déc. 2018

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