"People do not understand that within the proscenium of a 30-second commercial, ...

... the discipline becomes tenths of seconds."


Le sujet est assez triste dans le fond, mais Frederick Wiseman arrive malgré tout à en extraire la sève comique : dans Model, le réalisateur américain scrute l'envers du décor d'une grande agence de mannequins newyorkaise et en révèle tous les détails (abominables, il faut le dire) de fonctionnement. Il lui suffit — enfin, on connaît la méthode Wiseman, on parle de centaines d'heures de rushes qui doivent être un cauchemar à couper et agencer en salle de montage... — de poser sa caméra dans les différents lieux et de laisser s'exprimer toute l'étendue de la vanité du milieu, autant dire sa culture profonde, en passant par différents sentiments : la violence des jugements, la domination du paraître, l'enfer des cadences, et la reproduction ad nauseam des stéréotypes sur les corps (féminins comme masculins).


Wiseman s'amuse à montrer le hiatus immense qu'il existe entre la vie normale, c'est-à-dire ce que l'on peut capter dans la rue et que l'on connaît tous, et la vie de ces agences qui clairement gravitent dans une autre galaxie. C'est un monde où une carrière se fait ou se défait en cinq minutes montre en main, une institution où l'on range immédiatement les personnes dans des cases (au sens figuré également, comme l'illustre magnifiquement cette gigantesque roue qui trône au centre des bureaux et qui contient l'intégralité des dossiers des mannequins de l'agence, objet fascinant) et où quelques centimètres en plus ou en moins vis-à-vis du standard attendu fera basculer un projet professionnel dans l'univers de la mode ou dans celui de la pub — "moins exigeant". Wiseman ne prend pas de pincettes (enfin, façon de parler, il arbore toujours la même sobriété) et montre l'expression de cette violence inouïe dès les premières scènes, dans la sélection ou le rejet de candidates en un clin d'œil, avec une pléthore d'affirmations péremptoires sur leur physique qui les enferment dans un rôle aussi évident qu'inamovible en fonction de leur taille ou de leur degré de "sophistication".


C'est forcément un régal de voir le documentariste observer un tel étalage de factice sous toutes ses coutures, avec une diversité incroyable de manifestations de ce perfectionnisme complètement déplacé. Model est vraiment brillant pour montrer que la méticulosité et la recherche d'une certaine perfection ne sont pas nécessairement des qualités en toutes situations... Il capte quelque chose de fondamental à mes yeux en matière de travail de la répétition d'un geste donné. Il suffit de voir le tournage de cette publicité sur des escaliers devant une résidence, où le réalisateur fait redescendre une dizaine de marches à une pauvre femme une centaine de fois (au moins), sans explications claires, afin qu'elle trouve la bonne vitesse, la bonne pose, la bonne pause aussi au milieu des marches (où il faut qu'elle s'arrête et mette en valeur ses jambes), le bon regard, la bonne tenue : c'est interminable et relève presque de la torture, alors que la publicité ne montrera probablement que des jambes qui dévalent un escalier. Même chose concernant le travail au niveau d'une jambe dans le cadre du tournage interminable d'une publicité pour des collants : pauvre mannequin. Chose très marquante également, les femmes sont retapissées de maquillage pendant des heures avant le tournage là où Wiseman s'amuse à laisser en bruit de fond le rasoir électrique de l'homme qui lui se contente simplement de gérer sa barbe, tranquillement dans son coin. Ce regard posé sur ces incessantes répétitions est fascinant.


On sait bien que ce monde de dingues est peuplé de cauchemars au détour de chaque session photo, mais on ne peut s'empêcher d'éprouver une profonde pitié pour ces modèles, malmenés par des photographes (caricatures vivantes sur le thème "oh oui c'est parfait, oh génial, oh vas-y mets ta main comme ça oh oui") comme ce pauvre Romeo lors d'un shooting photo durant lequel un soin tout particulier est accordé au positionnement d'un bouton de manchette. Le documentaire est en réalité décomposé en deux grandes parties, avec d'un côté les séquences administratives (souvent liées à des recrutements, très peu de discussions / réunions ici, étrangement pour un Wiseman) et de l'autre les mannequins en action (on nous gratifie de nombreux moments collectors, à l'instar de ces photos d'un couple prises avec un hélicoptère rugissant à quelques mètres d'eux).


Wiseman excelle à montrer l'opération de conformation à l'œuvre, en toile de fond, ou comment ces gens qui défilent dans l'agence finissent par épouser parfaitement la définition de l'identité qu'on leur a associée pour eux. Il filme un travail de classification, de pur étiquetage (sensation renforcée par la dimension analogique omniprésente, pas l'ombre d'un objet high tech là-dedans, effet capsule temporelle garanti au travers d'une myriade de métiers qui n'existent plus), en contrepoint de la hiérarchie latente très forte. En ce sens, Model peut se percevoir comme la version new-yorkaise 80s, adulte et bon enfant du plus glaçant Teenie Model.


https://www.je-mattarde.com/index.php?post/Model-de-Frederick-Wiseman-1981

Créée

le 22 mai 2024

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Morrinson

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