Lui, Ken Loach, 80 ans, ou pléthore de films sociaux et engagés à son actif, de My name is Joe à It’s a Free World, en passant par Bread and Roses, ou bien relatant les sombres heures de l'histoire Outre-Manche, avec Land and Freedom ou encore Le vent se lève, et encore j'oublie les anciens que je n'ai pas encore eu l'occasion de découvrir. Un cinéaste de gauche, un vrai, un homme qui parvient à exprimer une conscience aiguë de son temps et de ses sombres turpitudes malgré son âge avancé. Un militant qui nous envoie à la gueule des vérités sur notre société telles des claques retentissant violemment sur notre visage,


Lui, Ken Loach, ou l'art de donner la parole qu'ils méritent d'avoir aux laissés pour compte, à ces mères célibataires battantes du quotidien (It's a Free World, Katie dans Moi, Daniel Blake), à ces jeunes paumés laissés au bord du chemin par le système éducatif et flirtant dangereusement avec l'auto-destruction (La part des anges), à ces précurseurs qui ont eu le courage de s'opposer à des forces conservatrices et prégnantes pour imposer de nouvelles formes de socialisation (Jimmy's Hall).


Lui, Ken Loach, ou un abonné au film social, à qui certains reprochent de réaliser toujours le même film ou de relater sempiternellement le même propos, mais dont je salue la persévérance à dénoncer une société accusatrice et méprisante envers les plus faibles, qu'il/elle soit le (ou la) pauvre, le (ou la) « bénéficiaire » (terme antithétique) d’allocs à peine suffisantes pour survivre, l’étranger, le clandestin, le migrante, le chômeur, le jeune, le vieux.


Lui, Ken Loach, ou une violence à vous remuer les tripes, une justice pour ces héros invisibles du quotidien, à ces anonymes perçus comme de simples matricules ou numéros de dossiers par le Job Centre ou les allocations familiales, comme de vulgaires usagers d'un service de moins en moins public, de plus en plus mû par des logiques de rentabilité et d'accumulation des recettes, au détriment des victimes de l'injustice du système. Et tout cela en parvenant à éviter l'écueil du pathos.


Lui, Daniel Blake, la cinquantaine, ou l'une des nombreuses victimes de ce système, magnifié par l'authenticité et la sincérité du regard de Ken Loach, et interprété avec brio par Dave Johns, l'un de ceux – trop nombreux – qui se battent le plus souvent vainement pour l'obtention de droits dont l'octroi dépend injustement de l'assistance à des formations inutiles, d'un enregistrement sur Internet ou de la captation vidéo des démarches de recherche d'emploi. Le Job Centre, ou le lieu glaçant de l'attribution des bons et mauvais points sur un cahier de suivi, où le demandeur d'emploi apparaît comme un collégien à qui l'on retire un ticket rouge pour comportement inadéquat ou un ticket jaune pour son retard. Déviations comportementales (lever à peine la voix, exprimer une colère ou une révolte face à l'injustice) et retards ici rédhibitoires, quelqu'en soit la justification légitime, puisqu'ils font l'objet d'une suspension plus ou moins longue du versement des allocations ou, pire, d'un rayage du système. Hop, un chômeur de moins dans les statistiques officielles.


Lui, Daniel Blake, ou une rupture avec le portrait criminalisant de la pauvreté et de l’exclusion – voire tout simplement de l’Autre, rentable marronnier de nos élites politiques, de l’infotainment ou encore de ces polémistes de bas étage, qu'ils s'appellent Éric Zemmour ou consort. Non, les pauvres ne sont pas de gros abrutis dépensant exclusivement leurs allocs pour acheter des écrans plats ou aller faire sa razzia hebdomadaire d'alcool au supermarché du coin, n'en déplaise à l’abjecte et honteuse « Rue des Allocs » signée M6.


Lui, Daniel Blake, stigmatisé de par son âge et de par sa situation économique, perçu comme un déviant dans une économie britannique (et plus généralement mondialisée) ultra-libérale, où est croisement exacerbé le culte de l'individualisme et du chacun pour soi, où la recherche du profit érigé l'argent en culte et en moteur premier de réussite et de mérite, ou un indigné dont on cherche à étouffer la révolte pacifique.


Lui, Daniel Blake, ou un homme de valeurs, exemple de solidarité dans un monde où les initiatives locales et à petite échelle luttent au quotidien pour apporter une aide sincère et désintéressée aux plus démunis, quelques soient son âge, sexe, origine, histoire ou statut, dans le cadre de sociétés de moins en moins égalitaires et décroissement portées sur le social et le solidaire, et surtout de plus en plus excluantes avec les déviants et les étrangers (dans une entente large) qu'on érige en profiteurs immoraux et fainéants. L'intolérance et la peur faites reines en somme.


Lui, Daniel Blake, ou le symbole du martèlement incessant d'un discours dénonciateur porteur de justesse et de vérité sur la criminalisation des pauvres et sur leur exclusion organisée des systèmes d'aides et d'accès aux droits par son réalisateur. Oui, l’Etat n'encourage pas les potentiels bénéficiaires à solliciter l'obtention des droits auxquels ils peuvent prétendre : autant le quotidien que la sociologie de l'action publique nous le montrent parfaitement Delphine Dulong et Vincent Dubois, enseignants-chercheurs en science politique, dans un article intitulé « Les ruses de la raison juridique : le contrôle sur place des bénéficiaires de prestations sociales ». Ainsi, l’aide sociale ne profiterait qu’à ceux qui connaissent le fonctionnement des guichets : les mécanismes de demande de l’aide sociale s’apparentent à une gestion du non-accès au droit à la prestation, dans le cadre d’un processus de moralisation de l’aide sociale, où les droits deviennent mérités.


Lui, Daniel Blake, Elle, Katie Morgan, Elles, Eux, ou autant de précaires, démunis, évoluant dans la pauvreté la plus totale, se privant de nourriture pour pouvoir faire bouffer leurs gosses comme ils le peuvent, obligés de tomber dans la prostitution faute de boulot ou au mieux de bosser au black pour compenser la perte des allocs, travailleurs malades et handicapés qu'on remet outrageusement au travail alors que leur situation médicale ne le leur permet pas et que les médecins disent non. Mais il est bien connu que les "professionnels de santé" de Pôle Emploi (ou du moins de leurs sous-traitants privés) sont davantage compétents que les médecins eux-mêmes, hein


Elles, Eux, ou autant de femmes et d'hommes laissés sur le bord de la route par les institutions, victimes de politiques austéritaires d'une violence inouïe, de la libéralisation à outrance de l'économie, de la thatchérisation de la Grande-Bretagne, d'un meurtre commandité et délibéré des services publics, de la privatisation de la médecine, de l'éducation, des transports, de l'assurance maladie, des agences pour l'emploi. Des individus dont les maigres allocations chômage font l'objet d'une temporalité limitée à l'extrême (la situation de chômage est fort peu enviable et d'une innommable violence, mais le système français reste, en la matière, l'un des plus « favorables » au monde, dont il faut absolument assurer la défense face à la surenchère dénonciatrice (fort déplacée) en la matière. Des actifs à qui l'on offre comme seule perspective qu'une noyade dans un marché du travail dérégulé à l'extrême, où l'on peut te foutre dehors comme un kleenex dans une corbeille à papier du Jour au lendemain, sans justification, ni préavis, ni entretien préalable, et ainsi te priver probablement de tes allocs (à vérifier cependant), des CDD à rallonge et précaires à souhait, ou encore des contrats... zéro heure (oui, oui, cela existe en Grande-Bretagne : ce dispositif permet ainsi à ses « bénéficiaires » de sortir des statistiques du chômage et d'être corvéable à la merci des employeurs sans durée mensuelle – et encore moins hebdomadaire pensez-vous – minimale. Ou comment être salarié pour 3 heures de travail en un mois - j'exagère à peine).


Elles, Eux, des usagers perdus face à un langage technocratique, des procédures volontairement complexifiées de manière à en exclure les plus âgés, les moins lettrés ou les moins informés, des êtres humains confrontés à la froideur d’agents-robots assistés par des agents de sécurité, chargés de la coordination de l'accueil de ces usagers traités comme des chiens ou conseillers méprisants, aux armes nommées pression et humiliation, dont on réussit pourtant à capter parfois les ambiguïtés, les paradoxes, les dilemmes intérieurs, la part d'humanité individuelle dissimulée derrière l'étiquette institutionnelle. A moins que le poids, la pression et l'idéologie véhiculées par l'institution ne fassent vaciller leurs convictions et participent à la modification des perceptions de l'être et de l'individu qui enfile tous les jours le costume d'agent de l'institution.


En sociologie de l'action publique, la Street Level Bureaucracy nous montre que les fonctionnaires peuvent développer des conduites discrétionnaires, qui se traduiront en normes générales, à savoir les critères d’obtention d’une allocation. Toutefois, ces agents vont en réalité jouer sur plusieurs rôles en permanence :



  • D’un côté, la vie des usagers est bureaucratisée, c’est-à-dire que les trajectoires sinueuses de la vie courante et les accidents biographiques doivent se fondre dans un codage bureaucratique, une norme générale. Le personnel va alors adhérer à un ethos institutionnel, à une perception du monde et adopter des pratiques discriminatoires envers les usagers (tenue vestimentaire, couleur de peau, attitude, heure d’arrivée…). Ex : Sheila (Sharon Percy) intraitable tant dans l’accueil des demandeurs d’emploi que dans les procédures.


  • D’un autre côté, les fonctionnaires vont essayer d’adapter la norme générale aux cas individuels particuliers, à travers une certaine liberté d’interprétation. Le traitement bureaucratique de la misère se voit contrecarré par l’expression d’une empathie, d’une sympathie, envers le demandeur, l’apport d’une aide non cautionnée par la hiérarchie, la tentation de fermer les yeux sur le dossier. Ces interactions parallèles à la norme institutionnelle vont participer à la construction de l’identité bureaucratique et de l’ethos de l’institution. Ex : Ann (Kate Rutter) tentant d’apporter un peu d’aide à Daniel et blâmée par sa hiérarchie pour cela.



Lui, Daniel, Elle, Katie, Elles, Eux, ou autant d'exemples, d'images, de discours que le cinéma doit nous marteler, qu'on doit persister à mettre en lumière au quotidien, auprès d'acteurs politiques déconnectés de préoccupations citoyennes, davantage portés sur leur réélection ou sur allégeance au diktat austéritaire de la Commission Européenne, fustigeant et méprisant le pauvre et l'étranger depuis leurs salons feutrés du Parlement ou leur fief électoral notabiliaires, sourds et aveugles à la vindicte populaire, à la révolte citoyenne, à la précarité de la situation de leurs concitoyens en colère, coupables de l'abandon des idées et du changement, responsables de l’émergence de ces monstres nommés Trump, Le Pen, Dutertre, UKIP, AfD, Démocratie suédoise, VVD, UDC, loups dans les gueules desquels ils jettent vulgairement les ouvriers et les classes moyennes, aux capitaux scolaires et culturels inférieurs, loups dont ils sont, par un jeu de retournement, les premières victimes, aux côtés des femmes, des étrangers et des LGBT.


En bref,


Moi, Daniel Blake, ou un film nécessaire, à voir absolument, à diffuser largement, à montrer tant aux décideurs qu'à nos concitoyens, une réalité violente et effrayante. Je n'en aurais pas fait une Palme d'Or, certes, mais là n'est pas l'essentiel. A travers sa filmographie, Ken Loach rend justice à des citoyens ordinaires, anonymes, à la trajectoire de vie tortueuse, au parcours semé d'embûches, la plupart du temps réunis chez le réalisateur par la pauvreté et la précarité. Des profiteurs, des salauds, des chiens, des criminels? NON, non et non. Des êtres humains, des battants, des héros du quotidien, des lutteurs à mort, des courageux, des citoyens? Oh ça, oui, indéniablement oui.

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le 11 nov. 2016

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