Naissance des pieuvres réussit le tour de force de représenter la construction identitaire et sexuelle d’une jeune adolescente par un rapport physique au monde, aux êtres et aux choses tantôt sensuel tantôt brutal. Tout est en mouvement permanent, des relations amicales et amoureuses aux itinéraires improbables dans lesquels s’engagent Marie et Floriane, à pieds, en car ou dans le métro, en passant, bien évidemment, par les chorégraphies des nageuses. L’eau apparaît d’entrée de jeu comme la métaphore d’une zone de turbulences sentimentales et affectives, immensité liquide qui engendre des grappes de bulles lorsqu’on y saute ou qu’on y danse ; la piscine incarne ce bouillonnement intérieur qui définit les personnages de Marie et d’Anne, jusqu’à leur renaissance quasi baptismale sous la forme d’une seule et même pieuvre.
Entretemps, elles se seront initiées aux affres de la passion amoureuse saisie dans ce qu’elle peut avoir de plus insaisissable. Car Floriane a quelque chose du désir, abstraction rendue concrète par le corps de l’actrice mais pourtant à distance, fuyant : il est envie, il est manque, il ne saurait être assouvi, définitivement conquis. Aussi le long métrage accorde-t-il une place essentielle aux hésitations et aux louvoiements de corps perdus dans un décor vidé de ses adultes, livrés à eux-mêmes et contraints de cohabiter et d’interagir avec le sexe opposé, celui qui se frotte sans arrêt (à la piscine, en boîte de nuit, dans un garage, sur le siège avant d’une voiture).
Céline Sciamma comprend fort bien l’adolescence et son rapport complexe à l’existence : pulsions de vie et pulsions de mort s’emmêlent, Marie prenant conscience de la finitude de sa condition qui s’achèvera face au plafond – dans 90 % des cas, précise-t-elle – regardé par le mourant et gardé à jamais dans sa rétine. L’image du plafond renvoie à une autre métaphore, celle de l’architecture et de l’élaboration d’une identité dont les plans, aussi personnels puissent-ils être, aboutiront à un résultat similaire (la mort) ; seuls comptent donc les fondations et les murs et les étages que l’on érige dessus. Sciamma nous donne accès aux fondations en train de se poser, perçues comme fonte et refonte d’un alliage de matériaux hétérogènes qui s’homogénéisent avec le temps et les tentatives/tentations tentaculaires. Voilà donc une première œuvre captivante et intelligente qui pose les bases esthétiques et thématiques d’une cinéaste majeure du cinéma français contemporain.