Le loup hollandais et l'agneau danois

"Ne dis rien" est un film pas aimable. Pas du genre à faire plaisir ou à divertir. Plutôt du genre uppercut, douloureux et sidérant sur le moment, et avec un effet à long terme en supplément. Un film qui vous mine, vous hante, vous fait gamberger, ruminer et que vous redoutez un peu de revoir. Un film d'un courage inouï.

J'ai fini par le revoir, mais après avoir repoussé ce moment pendant plusieurs mois, tellement cette petite saloperie m'avait dérangée. Pas dérangée à cause de sa nauséeuse scène finale, mais parce qu'elle nous oblige à regarder des aspects de l'être humain que nous n'avons pas envie de voir avec une telle crudité et une telle précision. Psychologiquement, c'est d'une justesse insupportable.

Au niveau individuel, le film est une superbe étude des rapports de domination/soumission, le meilleur que j'aie vu, avec "The Servant". D'un côté, une famille danoise au top de la civilisation, bienveillante, cultivée, tolérante, plaçant l'enfant au centre de tout; Bjørn et Louise travaillent et le père est un blondinet à la virilité frustrée qui obéit docilement à sa femme écolo et végétarienne. De l'autre, une famille hollandaise qui n'obéit qu'à ses instincts, ne vit que pour son plaisir et se fout royalement de ce que les autres pensent; Patrick et Karin ne travaillent pas (le père dit qu'il n'a jamais travaillé) et monsieur est plutôt du genre mâle alpha brut de décoffrage. Les Danois "civilisés" vont être poussés peu à peu dans leurs derniers retranchements, subissant de petites humiliations ou assistant à des scènes qu'ils désapprouvent, jusqu'à ce que leur vie soit menacée . Mais ils ne réagissent jamais vraiment et semblent démunis, paralysés par leur absence d'agressivité, comme l'agneau face au loup. Les timides tentatives de rébellion du couple sont vite neutralisées par les Hollandais manipulateurs qui connaissent parfaitement les faiblesses de leurs victimes et jouent avec eux comme le chat avec une souris.

Tafdrup étudie minutieusement les interactions entre ces deux familles, la détérioration très progressive des rapports humains. C'est superbe d'acuité et de réalisme. Ce n'est pas agréable, mais c'est indéniablement passionnant, voire hypnotisant. Ce qui est dérangeant, c'est que ce sont les champions de la civilisation et de la bienveillance qui vont peu à peu céder du terrain et se faire lentement bouffer, tout ça avec des sourires - de plus en plus crispés - et des efforts de compréhension et de tolérance qui se révèleront vains.

Le film est en même temps une passionnante étude sur le déclin d'une civilisation en bout de course, devenue stérile, vidée de son instinct de survie et de sa force virile, piétinée et malmenée par une autre civilisation plus virile, vivace et agressive qui n'en fera qu'une bouchée. On sent un immense mépris de la part du couple de Hollandais envers les agneaux danois qui se dirigent volontairement vers l'abattoir. "Pourquoi vous faites ça ?", demande Bjørn en larmes. "Parce que tu me laisses faire.", répond froidement Patrick. Réponse terrible et implacable qui laisse le Danois sans voix. Il ne reste plus qu'à s'effacer dans une mort humiliante digne de leur aveuglement et de leur lâcheté. Tafdrup montre peu de compassion pour ce couple incapable de réagir, et de se défendre ou protéger leur enfant, prisonnier de leur idéologie de bourgeois aveugles aux réalités du monde.

Les civilisations sont donc vouées à disparaître, comme les dinosaures, bouffées par d'autres sans foi ni loi et plus affamées. Inutile de dire que la vision de Tafdrup est noire de chez noir.

Acteurs fabuleux, B.O. parfaite.

Le petit bonus du film, c'est qu'il gagne en humour noir quand on le revoit. Certaines répliques du début que je n'avais pas remarquées la première fois deviennent sinistrement drôles quand on sait ce qui attend les Danois.