Forcément, au début, on se demande dans quelle entreprise on se lance en démarrant cette avant-dernière réalisation Jacques Rivette. Plus deux heures de séquences verbeuses, un récit se déroulant essentiellement dans les salons de la haute société du début du XVIIIème siècle, une ambiance extrêmement froide, le tout adapté de «La Duchesse de Langeais» d’Honoré de Balzac. Bref, ça sent la lassitude. À ce titre, on reprocherai facilement à «Ne touchez pas la hache» cet aspect désincarné : nul doute, il se serait bonifié à être plus sensuel, à se targuer d’une tension sexuelle plus approfondie. Non, ici, la passion impossible vécue par la duchesse de Langeais et le général de Montriveau est sèche au possible, se situant dans une épure particulièrement froide. Supposons (n’ayant lu le roman) que Rivette tire cela du matériau d’origine… Mais cette austérité, justement, n’est pas sans révéler comme une dynamique incompatible, comme un truchement au sein duquel on aurait enfermé un hiatus. Et finalement, on se rend compte que le seul et principal problème de ce film, c’est qu’il est quasiment impossible d’en parler correctement sans s’enorgueillir de formulations pompeuses, à l'image de ses personnages éclipsés. Mais c’est une autre histoire.


Cette incompatibilité, elle intervient d’emblée : celle qui pensait flirter tout en parvenant à demeurer désintéressée, et celui qui aimerait seulement parvenir à lui résister. Suis moi, je fuis… Fuis moi, je te suis… C’est dans ce bain, glacial mais nimbé par l’eau la plus pure, que Rivette nous plonge, tête la première ! Finalement, les deux personnages ne s’accorderont jamais au bon moment, entre manipulations et vengeances tissant là un fascinant tissu névrotique. Il est souvent dit que le principal talent d’un cinéaste, c’est de savoir s’entourer. Avec la grâce, froide et précieuse, de Jeanne Balibar (le rôle lui va, littéralement, comme un gant), confrontée directement à la rectitude impavide de Guillaume Depardieu, « Ne touchez pas la hache » amplifie sa résonance romanesque via les partitions particulièrement sensibles d’un casting versant une liquoreuse fertilité. Tout est d’une maitrise extraordinaire et inentendue, entre les jeux de regard, les silences, dans le cadre desquels chaque geste s’avère mirobolant de précision et de fluidité. On pourrait parler de simples considérations d’auteur, voire même de théâtre filmé, mais il n’empêche que ce duo tragique n’en finit plus de subjuguer : tout les réunis autant que le monde les sépare, tandis que leur environnement se tisse dans un flottement oxymorique d’une vaste cohérence. L’austérité du récit, cette lassitude latente, n’est pas sans le façonné d’un réalisme solidement défendu par la cohérence des situations, la profonde recherche située derrière chaque réplique, la puissance (parfois orgasmique !) de certaines séquences, notamment celles du chapitre accordé à la vengeance de Montriveau, encore plus lors de la séquence du « ne touchez pas la hache»


Pour un film dont une bonne partie se calfeutre d'une grise fixité, «Ne touchez pas la hache» s’avère donc déstabilisant à plus d’un titre, y compris ceux de la duchesse et du général. À vue de nez, on croirait bien tout sauf un film des années 2000, comme vissé dans un trou noir, un récit d’orfèvrerie, irradiant de sensibilité, de dévoilement, de travestissement, d’amour à mort, de masques et de mises à nue, de feu et d’acier. Si à la fin on se sent encore vivant, alors il ne reste plus qu’à entrer dans la danse monumentale de ces menus manteaux.

JoggingCapybara
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le 25 janv. 2022

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