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Des coyotes dans la ville



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Dès ses premières images, Nightcrawler s’inscrit dans une tradition, celle des films prenant Los Angeles pour cadre afin de dresser un portrait plus global de la société américaine dont la ville serait, en quelque sorte, la représentation ultime dans ses excès les plus contradictoires. Cité des anges et du péché à la fois, la ville de James Ellroy est un paradoxe dont nombre de cinéastes, de Robert Altman à Michael Mann, se sont emparés pour faire la chronique du mal américain.
Et Dan Gliroy ne déroge pas à la règle. Le scénariste, et désormais réalisateur, prend ici pour sujet un phénomène assimilable à une tumeur qui aurait trouvé dans le réseau tentaculaire de L.A. un terrain propice à sa métastase et sa propagation. Ce phénomène, c’est celui des nightcrawlers du titre : ces « journalistes » qui, tels des charognards, arpentent les rues de la ville en quête des images les plus trash, trouvées ou volées sur des scènes de crime ou d’accidents particulièrement sanglants, pour ensuite les revendre à des chaînes de télé-poubelle .
La critique des médias de masse n’est pas nouvelle, mais elle parait plus que jamais nécessaire. Et s’il ne peut faire abstraction du film étalon sur le sujet - Network, dont le spectre hante de nombreuses scènes de son film - ,Gilroy trouve dans ce personnage du nightcrawler un angle d’attaque inédit et particulièrement contemporain. Révélateurs d’une appétence toujours plus grande pour des images toujours plus sordides, ces torture porn du réel que filment Lou Bloom et son assistant Rick sont peut être l’exemple le plus frappant de la contamination du travail des médias par les procédés du cinéma et ses impératifs d’entertainment.
Mais plus profondément, c’est à tout un système de pensée vicié, délétère et aliénant que s’en prend le réalisateur, et ce, notamment par le biais de son principal protagoniste.


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Self made filth



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Lou Bloom est avant toute chose un personnage particulièrement bien écrit et interprété. Ne semblant pas vraiment avoir de passé ou de vie propre en dehors du film, il demeure tout au long de celui-ci extrêmement difficile à cerner : insaisissable dans sa façon de penser (toujours aimable en toutes circonstances) et imprévisible dans ses agissements (jusqu’où peut-il aller ?). A l’instar du Joker du Dark Knight ou du tueur de No country for old men, le constant mystère qui entoure Lou Bloom participe de son pouvoir de fascination. Une fascination qui doit aussi beaucoup au travail d’interprétation de Jake Gyllenhaal : l’acteur caméléon ayant pour l’occasion adopté toute une façon de parler, et surtout de se mouvoir pour créer ce personnage qui semble toujours à l’affût, tel un animal affamé (dans le genre du coyote que croisait Max et Vincent dans Collatéral). Cette animalité et cette faim primitives sont d’ailleurs les principales caractéristiques de Lou, ce qui en fait un personnage allégorique.
S’il devait avoir des ancêtres, outre Tony Montana, ce pourrait être ceux-ci : Daniel Plainview, le pionnier du pétrole de There will be blood, et Jordan Belfort, le Loup de Wall Street de Scorsese. Avec ces deux personnages, Lou partage une même soif insatiable de réussite et un même jusqu’auboutisme forcené pour y parvenir. Et comme eux, le « héros » de Nightcrawler incarne la dégénérescence du rêve américain : ce moment où les valeurs fondatrices se transforment en slogans aliénants, où la libre entreprise devient la loi de la jungle, le self made man : un arriviste prêt à tout, la liberté de la presse : le droit de violer l’espace privé, et le réel : plus assez sensationnel (à l’image de l’appartement anonyme de Lou, dont la seule véritable fenêtre est en fait l’écran de la télé).
Mais à la différence de Jordan Belfort, Lou est loin d’évoluer dans les hautes sphères du « grand monde ». Et pourtant il se comporte comme un grand patron du CAC 40, le couteau entre les dents, et dirige sa (très) petite entreprise comme une grande multinationale. Exploitant sans vergogne son seul employé (éternel stagiaire), il répète tel un mantra des formules prémâchées du genre de celles que les grandes entreprises débitent à leurs employés pour les convaincre que la dite entreprise est plus importante que leur vie. Son credo : « If you wanna win the lottery, you have to make the money to buy a ticket », son C.V. : des vidéos sanglantes au titres aguicheurs, ses méthodes : le chantage, les menaces, la « neutralisation » de la concurrence et pire encore, son filon : le voyeurisme des uns pour le malheur des autres.
Ainsi, à travers ce personnage, Gilroy décrit une société américaine se faisant cannibaliser de l’intérieur par un monstre libéral-capitaliste né en son sein et à l’appétit gargantuesque. Un système qui encourage chaque individu, même et surtout le plus petit, à se comporter en loup et à développer ses plus bas instincts. Bref, un système qui dit à tout un chacun : le crime paye.
Nightcrawler est donc un film particulièrement bien écrit, mais il bénéficie aussi d’une mise en scène soignée.


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Le voyeur et la gorgone



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Durant plusieurs mois avant le début du tournage, Dan Gilroy et Robert Elswit, le directeur de la photographie, ont passé du temps à penser la mise en scène du film et définir un style visuel. Un travail qui s’avère globalement payant au vu du résultat dont on peine à croire qu’il s’agit d’une première réalisation. D’une lisibilité à tout instant irréprochable, la mise en scène de Gilroy privilégie une approche assez documentariste - on suit à hauteur d’homme les déambulations de Lou - sans pour autant céder aux sirènes de la shaky cam (technique à la mode mais très casse-gueule si elle n’est pas parfaitement maitrisée et justifiée). Les cadres restent donc savamment composés, et les ambiances travaillées (probablement sous l’influence bénéfique de Robert Elswit). Car il s’agit pour Gilroy de garder une relative distance vis-à-vis de son personnage : l’observer comme on observe un objet d’étude, sans épouser son regard. Et pendant les deux premiers tiers du film, le réalisateur se tient à ce programme.
Mais à mesure que le film progresse, Lou affine son « art » de la mise en scène du réel. Et lorsque se prépare le gros morceau de bravoure, le vidéaste amateur se mue en véritable réalisateur d’un film dans le film. Et Gilroy choisit alors d’adopter le point de vu de ce cinéaste en train de naître. Ce faisant, il met en pratique le procédé de la double projection (théorisé par Hitchcock dans Fenêtre sur cour) : un dispositif qui consiste à mettre en scène un ou des « personnage(s) voyeur(s) » (ici, Lou et Rick) en train d’épier d’autres personnages (deux bandits filmés à leur insu). Ce qui a pour effet de grandement accentuer l’implication du spectateur, qui se met à la place des voyeurs, et ressent ce qu’ils ressentent comme par mimétisme : la peur et la tension bien sûr - à ce titre la progressive montée en puissance vers le climax final est redoutable - , mais aussi la pulsion scopique, l’excitation du voyeur. Ainsi, le voyeurisme morbide de Lou vient contaminer le spectateur, et c’est là que réside le discours de Gilroy. En conviant le spectateur à se prendre au jeu de Lou, et à partager sa jouissance, le réalisateur ne fait pas preuve de complaisance vis-à-vis de son sujet. Il invite plutôt à prendre conscience de notre appétit pour le sensationnel, et à ressentir le brouillage qu’opèrent certains médias entre la réalité et la fiction.
Plus encore, la figure de Lou, et la conception du journalisme qu’il incarne, représentent en fait un détournement : le détournement par un dispositif de voyeurisme d’une attitude visant à la base à se protéger. En effet, à l’ouverture des camps de la mort, certains soldats, chargés de filmer le triste spectacle, ont pu expliquer que le fait de placer la caméra entre leurs yeux et l’horreur leur avait permit de mettre une certaine distance entre eux-mêmes et ce qu’ils voyaient. Aujourd’hui encore, certains reporters dépêchés sur des zones difficiles reconnaissent que le fait de filmer ou photographier et plus « confortable » que de regarder directement ; parce qu’ainsi on se met dans la position du spectateur à l’abri derrière son écran. Dans ces situations la caméra agit, pour celui qui la tient, comme le bouclier de Persée dans le mythe : elle permet de soutenir le regard pétrifiant de la gorgone, tout en la gardant à distance. Mais dans l’usage qu’en fait Lou, la caméra n’est plus un bouclier pour se protéger des monstres et horreurs modernes. C’est un instrument pour les capturer, les dompter et les exploiter afin que tout le monde puisse en jouir chaque matin en prenant son petit déjeuner. Et Gilroy de résumer l’opération en un seul geste, par une simple mise au point depuis le second plan, celui du réel, vers le premier, où se situe l’écran de la caméra : le premier s’effaçant devant le second.
Ainsi, dans la lignée du Diary of the dead de George Romero, Dan Gilroy dénonce la complaisance avec laquelle les médias, pour faire grimper l’audience, peuvent exploiter leur « devoir d’informer » pour créer, non pas de la téléréalité, qui est une fiction se voulant proche du réel, mais du « réel augmenté » : une recomposition du réel à grand renfort d’effets chocs.


« Il faut se vendre » : ses mots que prononce Lou à l’adresse de Rick lors de son entretien d’embauche sont peut-être finalement la clé de Nightcrawler. Dan Gilroy dresse en effet le portrait d’un monde devenu un vaste marché libre où il faut se vendre à tout prix. Parce que plus rien ni personne n’a de valeur réelle, mais tout et tout le monde à une valeur marchande : des câbles de cuivre « prélevés » sur une voie ferrée, un vélo « emprunté » à son propriétaire, la vie d’un assistant devenu gênant... Un monde où peut s’épanouir un parasite tel que Lou parce que, à la manière d’un trader spéculant sur l’effondrement du système financier mondial, il bâtit son rêve américain sur l’effondrement des valeurs mêmes qui sous-tendent cet idéal. Bref, comme dans une fameuse scène du Loup de Wall Street, le navire coule et les rats dansent.

Toshiro
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le 20 déc. 2014

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