Voir le film

L'homme est un spectre pour l'homme

Virilité. La clé de voûte du cinéma de Guillermo Del Toro. Cela peut sembler saugrenu, pourtant, au delà du thème de la mort, de l'altérité, des monstres, du conte fantastique, des mondes uchroniques et Steam punk, ou du fascisme omniprésent, la vraie obsession du cinéaste mexicain reste le thème de la virilité. Consciemment ou non, métaphoriquement ou très littéralement, la question de la force masculine émaille sa filmographie. Qu'elle existe sous forme d'outil idéologique instrumentalisé par des états totalitaires dans "Le labyrinthe de Pan" ou "Pinocchio"; comme miroir de l'éducation politique et civile, et par extension de l'Histoire dans "La forme de l'Eau" ou encore sous sa forme la plus concrète avec le personnage d'Hellboy considéré par les uns comme une abomination, par les autres comme un grand enfant perdu et une force de la nature. Reste que ce thème est décliné d'un film à l'autre, déconstruit et remodelé. Pas pour rien d'ailleurs que sa marque de fabrique soit une femme écrasée par un décors cyclopéen symbolisant une domination masculine abstraite*.

En cela, Nightmare Alley sonne presque comme une note d'intention. Si les scénarii de Del Toro, conte oblige, n'ont jamais brillé par leur subtilité, ce film faisant suite à la grande consécration que fut La Forme de l'Eau constitue une fine remise en question de la part du réalisateur. Rien d'étonnant me direz-vous, la plupart des auteurs ayant eu leur quart d'heure de gloire s'empresse de pondre un projet méta et "intellectuel", histoire de se rassurer quant à leurs capacités réelles( et surtout de rassurer les potentiels spectateurs aigris, pour qui "Un.e tel.le, c'était mieux avant"). Sauf que c'est de Guillermo Del Toro qu'on parle. Après avoir réussi l'impossible à de multiples reprises, notamment: réaliser un "Kaiju eiga" à quelques millions de dollars, mettre en scène une "love story inter espèce" au premier degré ou encore arriver à faire croire que Ron Perlman est un diablotin bodybuildé qui empêche Raspoutine d'amener Cthulhu sur terre, on pouvait se douter que rien ne l'empêcherait de faire ce qu'il voulait, en assumant jusqu'au bout sa démarche initiale. Or, cette démarche consiste à questionner la place de l'Homme en tant qu'héros de son histoire. Je parle bien "d'Homme" en tant qu'archétype, que ce soit du point de vue du genre et du sexe. (Donc pas la peine de s'offusquer si je généralise, hein!).

En effet, à travers le parcours du personnage de Stan Carlisle, incarné par un Bradley Cooper fascinant de magnétisme, Del Toro s'échine à déconstruire un peu plus les codes du récit fantastique qu'auparavant, en jouant avec les attentes d'un public habitué à un déroulement classique. En faisant durer un acte plus que nécessaire, en exploitant les non-dits, les secrets et tout autre élément que les spectateurs perçoivent au fur et mesure du déroulement, voire anticipent sur les personnages. On est moins dans une œuvre enchanteresse que dans une ironie grinçante, à mi-chemin entre le film noir, le drame humain mélancolique et la farce. Car la force de ce long-métrage réside dans cette ambiguïté de la figure masculine. Que ce soit sous l'angle de la tragicomédie, de la fatalité, de l'impulsion surnaturelle ou de la franche bêtise, tout est fait pour malmener un personnage qui croit le succès déjà à portée de main, et dont la trop grande suffisance et le goût du risque causeront sa perte. En cela, Bradley Cooper est une fois de plus surprenant d'aisance de jeu, maitrisant l'écriture de son personnage de bout en bout en lui conférant de subtiles traits de caractère et mimiques, une âme pour tout dire. J'ai entendu dire que le rôle devait échoir à Léonardo DiCaprio à l'origine. Si certains trouveront dommage que le choix se soit finalement porté sur Cooper, je dois admettre que je ne crois pas que cela aurait fonctionné aussi bien avec DiCaprio. L'acteur alors âgé de quarante-six ans amène au personnage quelque chose d'animal et de désespéré à la fois, à travers son charisme et son interprétation. Cela a pour effet de sublimer l'écriture et la mise en scène. Le fait de voir un personnage littéralement sombrer, sans pour autant donner d'explication satisfaisante quant à son amoralité et ses erreurs tactiques , explication qui permettrait éventuellement aux spectateurs de justifier ses actions tantôt cruelles, tantôt franchement stupides donne au film un caractère jubilatoire. Un peu comme lorsqu'on assiste à une compilation de "fails". On pourrait même parler d'un "Pain and Gain" sophistiqué, par sa narration et son coté goguenard. Car ne voir en Del Toro qu'un auteur sensible et sérieux, c'est tout simplement occulter la part d'ironie mordante de son travail. Ce serait oublier que le terme "grand enfant" ne s'applique pas qu'aux rêveurs, mais bel et bien aux "mauvais" sujets. En cela, Nightmare Alley a constitué pour moi un vrai bol d'air frais et je ne saurais que trop vous encourager de le découvrir.

*https://ninamunteanudotnet.files.wordpress.com/2021/05/panslabyrinth_onesheet_usa-4.jpg

Aegus
9
Écrit par

Cet utilisateur l'a également mis dans ses coups de cœur.

Créée

le 6 mai 2024

Critique lue 9 fois

5 j'aime

Aegus

Écrit par

Critique lue 9 fois

5

D'autres avis sur Nightmare Alley

Nightmare Alley
Plume231
4

Freaks!

Je n'ai pas lu le roman original de William Lindsay Gresham duquel ce film de del Toro est adapté. Par contre, j'ai vu la version antérieure de 1947 d'Edmund Goulding. Ce qui fait que j'en profite...

le 19 janv. 2022

75 j'aime

18

Nightmare Alley
RedArrow
9

"Je suis né pour ça."

Les premières minutes que l'on passe à parcourir cette "Nightmare Alley" ont beau nous montrer explicitement la fuite d'un homme devant un passé qu'il a cherché à réduire en cendres, le personnage de...

le 19 janv. 2022

74 j'aime

16

Nightmare Alley
Behind_the_Mask
8

C'est moi le monstre

Le masqué, il attend chaque nouvel opus de Guillermo Del Toro avec ardeur et impatience. Souvenez-vous qu'en 2017, il couinait comme une jouvencelle de ne pas pouvoir aller dans son cinéma fétiche...

le 19 janv. 2022

42 j'aime

8

Du même critique

Astérix et les Normands - Astérix, tome 9
Aegus
9

La crème de la crème

Une franche tranche de rigolade, cet album. L'un de ceux qu'on relit avec plaisir, peu importe l'âge! Goscinny parvient à parodier le "mythe du viking" à merveille, de même qu'à agrémenter le récit...

le 3 oct. 2023

15 j'aime

21

Taram et le Chaudron magique
Aegus
6

Le chaudron de la mort qui tue

Dans la petite ferme de l'enchanteur Dalben, Taram, un jeune valet de ferme, souhaite devenir guerrier. Dalben apprend grâce au don divinatoire de la truie Tirelire que le Seigneur des Ténèbres...

le 27 janv. 2024

12 j'aime

13