Vanté sans cesse par nos sociétés occidentales, les slogans publicitaires à tout va et même le cinéma, l'individualisme a le vent en poupe et tend à ringardiser quelques notions, pourtant essentielles, comme la solidarité ou l'entraide. Et pourtant, au risque de paraître terriblement démodé, voire même d'être taxé de sentimentalisme désuet, Hirokazu Kore-eda s'emploie à faire de son cinéma un trait d'union entre les êtres et oppose, au culte de l'individu, les doux mérites du vivre ensemble.


Avec Notre petite sœur, adaptation d'un manga relatant la recomposition d'une fratrie (trois sœurs et une demi-sœur), Kore-eda réalise une sorte de synthèse habile de ses films précédents et se rapproche un peu plus de sa famille artistique, celle des Yasujirô Ozu ou autres Mikio Naruse. Il prolonge ainsi la réflexion entrevue dans Tel père, tel fils, sur la filiation et les liens du sang, tout en revisitant les thématiques de l'abandon (Nobody Knows) et de la mémoire ou de la transmission (Still Walking).


Ce portrait, qui nous est fait de la famille nippone, pourrait être gentiment fade et utopiste s'il n'oubliait pas d'être réaliste, vivifiant et passionnant. On retrouve ces personnages foutrement humains, jamais idéalisés et toujours cabossés par la vie, cette mort qui rôde sans cesse et qui s'obstine à ne pas se faire oublier, ces adultes qui défaillent ou déraillent constamment et ces enfants (ou adolescents) qui grandissent toujours un peu trop vite... Mais surtout, ce qui fait la belle singularité de Notre petite sœur, c'est de dépasser le cadre de la chronique familiale douce-amère pour se faire l'éloge du beau.


"Heureux de pouvoir reconnaître la beauté quand elle est là." dira d'ailleurs l'un des personnages. Ce sera la phrase clé du film ! Peut-être pour se démarquer un peu plus de l'univers oppressant de Nobody Knows, Kore-eda allège son récit en rancœur et en amertume, et entreprend la délicate esquisse des sentiments. Sous ses dehors classiques et un peu sages, Notre petite sœur se gorge alors de réalisme : l'absence d'un père ou d'une mère, le sentiment de culpabilité qui vous assaille, la fragilité humaine qui vous gagne, la solitude, la solidarité. Et c'est bien vers cette ultime notion que le film tend et fera battre un peu plus vite les cœurs, après un final désespérant de tendresse où trois sœurs orphelines découvrent que l'objet de leur courroux vient de leur offrir le plus beau des cadeaux, une sœur espiègle de 14 ans et l’irrépressible sentiment d'un bonheur enfin possible.


Mais avant d'en arriver là, c'est le pouls d'une société qui se fait sentir à travers celui de la cellule familiale, ce sont les relations sociales d'un pays qui se devinent derrière des relations sentimentales bien souvent chaotiques. Vivre ensemble n'est pas une chose aisée, que ce soit au niveau du couple, de la famille ou de la société, et Kore-eda ne le cache pas. Les règles qui régissent ces différents groupes, basées notamment sur le respect des traditions nippones, favorisent inexorablement l'émergence de la rancœur et des non-dits. Notre petite sœur nous révèle, notamment au détour de dialogues ciselés et de scènes finement explicites, les petites lâchetés ordinaires (des hommes bien souvent), l'hypocrisie des grandes institutions (l'échec du mariage du père), ainsi que les nombreux motifs de discorde entre les membres d'une communauté (adultère, rupture, endettement...).


Parfois trop écrit et moins subtil que les précédents films de son auteur, Notre petite sœur emporte toutefois notre adhésion par son hommage discret à la solidarité. Si les séquences de repas ou de rapport à la nourriture sont nombreuses, tout comme les références au football, c'est tout simplement pour mieux mettre en relief les notions de partage et d'esprit de groupe (ou collectif). On se délecte alors de cet épicurisme incessant, de ces gestes traditionnels qui engendrent la gaieté et rapprochent les solitudes : la dégustation des nouilles ou la fabrication de la liqueur de prunes devient un sommet de générosité ou de bonne humeur ; le kimono, que l'on transmet, permet le partage d'instant de joie (les soirées estivales festives) ...


La notion de "vivre ensemble" décline alors doucement ses multiples beautés : les couleurs éclatent soudainement à l'écran et transforment le film en délicate poésie (les feux d'artifice qui illuminent le visage des sœurs enfin réunies, les cerisiers en fleur qui célèbrent l'éclosion d'une nouvelle vie), avant que ne se dévoilent les trésors voluptueux de ces demoiselles, au détour d'un plan circulaire cueillant la sensualité au petit matin ou encore avec une séquence tendrement coquine où le corps de l'ingénue s'offre au souffle bienfaisant d'un ventilateur. Les petites longueurs perceptibles çà et là n'y changeront rien, Notre petite sœur touche à son but en réalisant l'éloge tendre et sincère de la communion entre les êtres.


(7.5/10)


Procol-Harum
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le 22 août 2022

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