Nuages flottants est sans doute le film le plus célèbre de Naruse, considéré par beaucoup comme son chef-d'œuvre, il lui permit en tout cas de conquérir une réputation à l'international. Avant cela, le cinéaste s'était déjà imposé comme l'un des maîtres du shomin-geki avec de nombreuses réussites dans ce domaine, néanmoins avec ce film il semble véritablement en état de grâce, transcendant les codes du genre pour signer une œuvre à la beauté sombre véritablement unique. Même le grand Yasujirō Ozu en tombera sous le charme, le considérant comme un sommet indépassable.


Du grand mélodrame, Nuages flottants en a tous les attributs. Adapté d'un ouvrage de Fumiko Hayashi, le film aborde le thème éternel de l'amour impossible. C'est l'histoire touchante de deux êtres condamnés à un amour malheureux, lui ne sachant pas la quitter, elle ne pouvant l'oublier. Le génie de Naruse résidant dans sa façon d'aborder l'histoire, ici point de pathos ou de sensiblerie, le regard du cinéaste est froid, sans concessions pour ses personnages, et sa mise en scène va à l'essentiel, disséquant méthodiquement cette relation amoureuse. On est successivement touché puis révulsé par cette histoire où les plus beaux élans romantiques viennent invariablement se fracasser sur le mur de la réalité. C'est à se demander, si l'amour peut véritablement perdurer dans le quotidien ou est-il, comme l'indique le film, semblable à une fleur condamnée par le temps.


En se questionnant de la sorte, Naruse différencie bien deux approches différentes de l'amour, mettant en opposition les conceptions de l'homme à celles de la femme. Pour Yukiko, l'amour c'est la passion ! C'est sa raison de vivre, un idéal plus grand que tout. D’ailleurs cette vision idyllique est présente dans les flash-backs qui correspondent à ses propres souvenirs, à sa vision des choses en quelque sorte. Ainsi sa rencontre avec Tomioka en Indochine est idéalisée, Naruse jouant sur les luminosités, les blancs, les grands espaces, la nature... reconstituant de la sorte la vision d'un Éden ou d'un paradis perdu où la passion est magnifiée. Mais le retour sur Terre est douloureux pour cette grande romantique ! Enfin, plus précisément le retour à Tokyo qui nous apparaît comme une ville froide, triste, soumise à la grisaille, à la pluie, aux vents... Naruse joue superbement sur les contrastes pour marquer l'impression de désenchantement qui gagne son personnage, croquant au passage l'état d'une ville en ruine qui sort juste de la guerre.


On comprend assez vite que l'homme va avoir une perception des choses bien différente. À travers le portrait de Tomioka, Naruse n'est pas tendre avec lui. Celui-ci est vu comme un être plein de veulerie et de lâcheté, un individu incapable d'assumer ses sentiments voire même pouvant devenir manipulateur. Parfois, on se demande même s'il ressent des émotions tant il apparaît froid, cherchant uniquement les aventures sans lendemain. On ne peut pas dire qu'il ne ressent rien pour Yukiko, car il retournera vers elle à de nombreuses reprises. C'est un être qui nous apparaît surtout esseulé, incapable de surmonter la réalité. Il subit moralement et physiquement la défaite du Japon, affiche un cynisme qui semble correspondre au délabrement de la ville ; il voudrait pouvoir changer (de femme, de profession, de vie) mais baisse rapidement les bras, soumis et résigné.


Yukiko, au contraire, subit, encaisse et se bat. Malgré ses désillusions, elle veut toujours croire à la passion et garde toujours l'intime espoir de voir sa relation avec Tomioka se concrétiser enfin. Naruse nous fait ainsi le portrait contrasté d'une femme profondément romantique mais qui n'est pas faible ou naïve pour autant. Car contrairement à Tomioka, elle trouve toujours les ressources pour surmonter les épreuves de la vie, elle se rapproche d'un GI ou d'un ancien amant pour se sortir de la misère, et n'hésite pas à placer ces messieurs devant leurs contradictions. Si la petite nous charme par son tempérament, elle nous désole parfois par son comportement. Difficile en effet de comprendre son obstination à toujours revenir vers cet homme qui lui donne si peu en retour. Comme si Naruse voulait donner à cette passion une dimension biblique, en tout cas celle-ci ne peut avoir qu'une conclusion tragique. De même, cette relation qui ressemble à un éternel je t'aime, moi non plus à quelque chose de lassant dans sa répétitivité.


La réussite du film passe évidemment par une interprétation sans failles des acteurs, bien mise en valeur par une réalisation magnifique de sobriété. Hideko Takamine endosse avec charme et talent son costume d'héroïne du quotidien, Masayuki Mori brille quant à lui par son jeu tout en finesse et en retenue. La justesse de leur interprétation insuffle une vraie puissance dramatique à ce film, qui trouvera son paroxysme lors d'un final en tout point magnifique.


Nuages flottants est un drame qui brille par son réalisme et sa dureté, dans lequel on entrevoit néanmoins l'illustration poétique d'un amour au goût amer et terriblement poignant.

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le 12 nov. 2021

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Procol Harum

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