Pour la nouvelle année, Lars von Trier nous souhaite ses - meilleurs - voeux pornographiques. Nymphomaniac débute et clot ( avec le second opus le 29 janvier ) ce mois d'hiver glacial avec la chaleur étouffante de ses images sexuelles. Mais, tel un feu que l'on empêche de respirer, Nymphomaniac éteint la flamme de la sensualité pour ne laisser que le goût de cendres froides de la mécanique des corps. Beaucoup de choses ont été dites à propos du film, le rapprochant du film X et Lars von Trier ne renie pas la pornographie, qui n'est qu'une classification liée à l'image et non au propos. Seulement, la complaisance du film X en tant que genre à verser dans la représentation d'une sexualité facile, sans conséquences et le plus souvent, dans l'humiliation de la femme, n'existe pas ici. Comme l'évoque la métaphore filée du personnage de Stellan Skarsgård - magnifique -, la femme est ici celle qui lance l'hameçon et maîtrise cette sexualité. Et par là même, c'est elle qui décide son humiliation mais sans se rabaisser, plutôt en s'élévant à la place du bourreau, celle dédiée à l'homme de manière générale. Elle ne reconnait ici que la douleur infligée aux autres et non la sienne car Joe - Charlotte Gainsbourg/Stacy Martin, fragiles et animales à la fois, deux panthères blessées - ne ressent que le vide de son être, rappelé par chaque homme dans son lit, en elle.

Je pourrais évoquer la maîtrise absolue de Lars von Trier dans le détail de chaque mot et chaque image. Je pourrais aussi me pencher sur à quel point son cinéma est un cinéma qui avance, qui cherche de nouvelles formes, à sortir de son cadre et de sa monotonie que d'autres enferment dans la formule classique qui fonctionne. En fait, je vais peut-être évoquer ces points car Nymphomaniac est avant tout un film qui résonne en moi. En tant que femme, en tant que cinéaste. J'en suis sortie partagée par ces deux états en moi. Des blessures s'étaient réouvertes mais une passion s'était allumée de plus belle. Celle pour le cinéma. Pour poursuivre cet héritage et me dire "c'est ce que j'ai envie de faire". Frapper fort mais avec délicatesse. Nymphomaniac est venue m'emporter sur son passage à tellement de niveaux qu'il est même difficile pour moi de les distinguer. Ce n'est pas seulement une question d'émotions ou d'idées mais la manière de les exprimer. J'ai été, par exemple, incroyablement surprise par cette filiation entre le sexe et la pêche qui était pour moi, une évidence mais qui s'est révélée d'un coup limpide et réalisée avec cette distance indispensable. Ce qu'exécute Lars von Trier au travers du personnage de Stellan Skarsgård est comme un conte de Perrault. Une terrifiante réalité emballée d'un brillant papier. Et le jeu entre lui et Charlotte Gainsbourg ne fait que nous balader entre ces deux dimensions et comme la réalité devient plus facile à entendre pour Stellan Skarsgard, elle le devient pour nous. Car il y a une brutalité qu'il n'est plus possible d'encaisser en face.

Nymph()maniac, tel que l'orthographie Lars von Trier, joint ces deux aspects à travers la croissance de cette "nymphe" qu'est Joe jusqu'à son statut adulte, femme qui passe par sa "manie", son addiction, au sexe, nous dit-elle. Mais le film nous dit autre chose, il montre que le sexe n'est qu'un moyen, que la recherche de plaisir est vite remplacée par la recherche de l'autre et par-là même de soi. Joe se sent vide, béante, un trou à remplir - ainsi, dit-elle à Jérôme, l'homme le plus proche de ce qui pourrait représenter l'amour pour elle, de "remplir tous ses trous" - mais elle ne peut jamais être comblée par l'autre, ni par dix, ni par des dizaines. Dans ce défilé orgiaque, les hommes n'ont plus de noms, ils ne sont plus que des miroirs de sa propre solitude. Joe se sent hors normes, ce qu'elle est certainement mais pas de manière plus malsaine que n'importe quel junkie. Ce qui lui fait ressentir ce dégoût pour elle-même réside justement dans la différence principale de son addiction par rapport aux autres. Le sexe, c'est l'intimité. Même dans son aseptisation la plus efficace. Ce que Joe recherche, la pénétration de l'autre en elle, autant littéral que métaphorique, est également ce qui la blesse. En voulant combler le vide, elle ne fait qu'agrandir la béance de sa solitude. Le sexe - féminin - engloutit l'homme et, en cela, il effraie comme un gouffre et rassure comme une mère. Mais, toujours, il reçoit et Joe est donc constamment dans l'absence de maîtrise ce qui est pourtant ce qu'elle désire ardemment.

Lars von Trier est venu frapper fort, comme un homme, mais avec une véritable sensibilité sur ce sujet de femme tel que si peu d'entre elles se reconnaîtront dans la bouche de Joe, elles pourront toutes ressentir à l'intérieur son émotion ou son absence.
Mélanie_Dagnet
8
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le 13 janv. 2015

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Mélanie Dagnet

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